«La crise climatique va se combiner avec la crise du capital…»

«La crise climatique va se combiner avec la crise du capital…»



Cet article est à
paraître dans le n° 541 d’Inprecor, sous presse.
François Chesnais est économiste, professeur
associé à l’Université de Paris-Nord 13
Villetaneuse, membre du conseil scientifique d’Attac, qui anime
le collectif Carré Rouge (www.carre-rouge.org).
Il a publié entre autres La Mondialisation du capital, Syros,
1994 et 1997 – édition augmentée – ainsi que
Mondialisation et impérialisme, avec Odile Castel, Gérard
Dumesnil et al., Syllepse, 2003. Il a aussi dirigé La finance
mondialisée – racines sociales et politiques, configuration,
conséquences, La Découverte, Paris 2004. Cet article est
la transcription d’un exposé présenté le 18
septembre 2008 à Buenos Aires et publié par Herramienta
n°39 d’octobre 2008. Traduction J.M., coupures de notre
rédaction.

Le point de vue que je vais défendre est qu’avec la crise
qui a commencé en août 2007, il s’est produit une
véritable rupture qui met fin à une longue phase
d’expansion de l’économie mondiale. Cette rupture
annonce le début d’un processus de crise dont les
caractéristiques, au regard du nombre de facteurs qui
s’entremêlent, sont comparables à ceux de la crise
de 1929, bien que celle-ci se déroule dans un contexte
très différent et que ces facteurs sont
nécessairement différents.

Il est important de se rappeler effectivement, d’abord, que la
crise de 1929 s’est déroulée comme un processus: un
long processus qui a commencé en 1929, avec le krach de Wall
Street, mais dont le point culminant se situe bien plus tard, en 1933,
et que la crise a été suivie d’une longue phase de
récession qui a débouché sur la Seconde guerre
mondiale. Je dis cela pour souligner qu’à mon avis, nous
assistons aux premières étapes, vraiment les toutes
premières, au début d’un processus d’une
ampleur et d’une temporalité comparables, même si
les analogies s’arrêtent là. Ce qui se passe ces
jours-ci sur la scène des marchés financiers de New York,
de Londres et des autres grands centres boursiers n’est
qu’une dimension – et sûrement pas la plus importante –
d’un processus qui doit être interprété comme
une césure historique.

Nous sommes confrontés à un type de crise dont Marx
disait qu’il marquait les limites historiques du capitalisme,
où l’ensemble des contradictions se conjuguent. Dire cela
n’est pas défendre une énième version de la
théorie de «la crise finale» du capitalisme, ou quoi
que ce soit de semblable. Ce dont il est question à mon avis,
c’est de comprendre que nous sommes confrontés à
une situation où les limites historiques de la production
capitaliste sont apparentes. […]

Deux dimensions donnent à cette crise sa nouveauté

Je pense que la crise à laquelle nous assisterons au cours des
années à venir se déroulera
précisément sur la base de ce marché mondial, dont
Marx avait eu l’intuition, et qui existe désormais dans
toute sa plénitude. C’est l’un des points où
nous avons affaire à une situation mondiale différente de
1929. Des pays comme la Chine ou l’Inde, qui étaient
encore alors des pays semi-coloniaux, n’ont plus
aujourd’hui ce caractère. Leurs traits spécifiques
(expression du développement inégal et combiné)
nécessitent une analyse attentive. Mais ce sont des pays qui
participent désormais de plein droit à une
économie mondiale unique, une économie mondiale
unifiée à une échelle inconnue
jusqu’à cette étape de l’histoire.

La crise qui a commencé a donc pour contexte un monde qui est
un, dans un sens différent qu’il ne l’était
en 1929. C’est un premier point. En voici un second: dans cette
nouvelle étape historique, la crise va se développer de
telle manière que la réalité brutale de la crise
climatique mondiale, dont nous voyons les premières
manifestations, sera combinée avec la crise du capital en tant
que tel. Nous entrons dans une phase qui est réellement celle de
la crise de l’humanité, dans ses relations complexes.
Celles-ci incluent les guerres. Mais même en excluant le
déclenchement d’une guerre de grande ampleur, une guerre
mondiale, qui ne pourrait être actuellement qu’une guerre
nucléaire, nous sommes face à un nouveau type de crise,
la combinaison de cette crise économique qui a commencé
dans une situation où la nature, traitée sans
égard et brutalisée par l’Homme, dans le cadre du
capitalisme, réagit de manière brutale. C’est
quelque chose qui est presque absent de nos discussions, mais qui va
s’imposer comme un phénomène central.

Par exemple, très récemment, j’ai appris par le
livre d’un sociologue français, Franck Poupeau1, que les
glaciers andins dont provient l’eau qui approvisionne La Paz et
El Alto (Bolivie), sont épuisés à plus de 80%, et
qu’on estime que d’ici une quinzaine d’années,
La Paz et El Alto n’auront plus d’eau. […] Or, ceci peut
conduire à ce que la lutte des classes en Bolivie, telle que
nous la connaissons, se modifie substantiellement: par exemple, que le
déplacement de la capitale à Sucre, si
controversé, s’impose comme une évolution
«naturelle», car La Paz va manquer d’eau. Nous
entrons dans une période où des faits de ce type vont
interférer avec la lutte des classes. […]

Trois moyens mis en œuvre pour surmonter les «limites inhérentes au capital»

Pour poursuivre sur la question des limites du capitalisme, je voudrais
vous renvoyer à une citation de Marx […]: «La production
capitaliste tend constamment à surmonter ses limites
inhérentes; elle n’y réussit que par des moyens qui
dressent à nouveau ces barrières devant elle, mais sur
une échelle encore plus formidable.»2

Il y a là un fil conducteur qui peut servir dans
l’analyse et dans la discussion. Les moyens mis en œuvre
par la bourgeoisie, rangée derrière les Etats-Unis, pour
surmonter les limites inhérentes au capital, au cours des trente
dernières années, ont été essentiellement
au nombre de trois.

En premier lieu, l’ensemble du processus de libéralisation
des finances, du commerce et de l’investissement,
c’est-à-dire tout ce processus de destruction des
relations politiques qui ont surgi sur le fond de la crise de 1929 et
des années trente, après la Deuxième guerre
mondiale, la révolution chinoise et les guerres de
libération nationale. Toutes ces relations, qui ne mettaient pas
en cause, en Europe occidentale ou en Amérique latine,
l’existence du capital, mais qui représentaient en
même temps des formes de contrôle partiel sur lui, ont
été détruites. Le second moyen employé pour
surmonter ces limites inhérentes au capital a été
le recours, à une échelle sans précédent,
à la création de capital fictif et de formes de
crédit qui élargissaient, dans les pays du centre du
système, une demande insuffisante. Le troisième moyen, le
plus important historiquement pour le capital, a été la
réintégration, en tant que composantes de plein droit du
système capitaliste mondial, de l’Union Soviétique
et des ses «satellites», ainsi et surtout que de la Chine,
plus importante encore, parce que marquée par une modification
maîtrisée des rapports de propriété et de
production.

C’est dans le cadre des effets contradictoires de ces trois
processus qu’il est possible de saisir l’amplitude et la
nouveauté de la crise qui s’est ouverte.

Libéralisation, marché mondial, concurrence…

Voyons d’abord les effets contradictoires de la
libéralisation et de la déréglementation
entreprises à l’échelle mondiale dans
l’espace créé par l’intégration au
capitalisme de l’ancien «camp» soviétique,
après l’effondrement de l’URSS, ainsi que celle de
la Chine. Le processus de libéralisation a entraîné
le démantèlement des quelques éléments de
régulation construits dans le cadre international, à
l’issue de la Deuxième guerre mondiale, conduisant
à un capitalisme presque totalement dépourvu de
mécanismes de régulation. Le capitalisme a
été non seulement déréglementé, mais
il a créé réellement et pleinement le
marché mondial, transformant en réalité ce qui
avait été largement une intuition et une anticipation
chez Marx.

Il est utile de préciser le concept de marché mondial. Le
terme «marché» désigne un espace de
valorisation, libéré de restrictions pour les
opérations du capital, qui permet à celui-ci de produire
et de réaliser la plus-value en prenant cet espace comme base de
mécanismes de centralisation et de concentration
véritablement internationaux. Cet espace ouvert, non
homogène, mais avec une réduction draconienne des
obstacles à la mobilité du capital, lui permet
d’organiser le cycle de valorisation à
l’échelle planétaire. Il s’accompagne
d’une situation permettant de mettre en concurrence entre
eux-elles les travailleurs-euses de tous les pays.
C’est-à-dire qu’il est fondé sur le fait que
l’armée industrielle de réserve est
véritablement mondiale et que c’est le capital comme un
tout qui régit, dans les formes étudiées par Marx,
les flux d’intégration ou de rejet des travailleurs-euses
du processus d’accumulation.

Tel est donc le cadre général d’un processus de
«production pour la production» dans des conditions
où la possibilité pour l’humanité et pour
les masses du monde d’accéder à cette production
est très limitée. C’est pourquoi l’issue
positive du cycle de valorisation du capital pour le capital dans son
ensemble et pour chaque capital en particulier devient de plus en plus
difficile à atteindre. Et c’est de ce fait que «les
lois aveugles de la concurrence» jouent un rôle sans cesse
plus grand et deviennent plus déterminantes sur le marché
mondial. Les banques centrales et les gouvernements peuvent essayer de
se mettre d’accord entre eux et de collaborer pour surmonter la
crise, mais je ne pense pas qu’il soit possible
d’introduire la coopération dans un espace mondial devenu
la scène d’une terrible concurrence entre capitaux. Et
maintenant, la concurrence entre capitaux va bien au-delà des
rapports entre les capitaux des parties les plus anciennes et les plus
développées du système mondial. Elle inclut les
secteurs les moins développés du point de vue
capitaliste. Parce que, sous des formes particulières et y
compris les plus parasitaires, au sein du marché mondial, a eu
lieu un processus de centralisation du capital en dehors du cadre
traditionnel des centres impérialistes: en relation avec eux,
mais dans des conditions qui introduisent aussi quelque chose de
totalement nouveau dans le cadre mondial.

Des groupes industriels capables de s’intégrer en tant que
partenaires à part entière dans les oligopoles mondiaux
se sont développés en des points déterminés
du système, au cours des quinze dernières années,
et en particulier au cours de cette dernière étape. En
Inde et en Chine, de véritables groupes économiques
capitalistes puissants se sont formés. Sur le plan financier,
comme expression de la rente pétrolière et du parasitisme
qui lui est propre, ce qu’on nomme les Fonds souverains sont
devenus d’importants points de centralisation du capital-argent.
Ce ne sont pas de simples satellites des Etats-Unis. Ils ont leurs
stratégies et leurs dynamiques propres, qui modifient à
bien des égards la configuration des relations
géopolitiques des points clés où la vie du capital
se décide et se décidera.

Par conséquent une autre dimension dont nous devons tenir
compte, c’est que cette crise marque la fin de
l’étape durant laquelle les Etats-Unis pouvaient agir
comme une puissance mondiale sans adversaires. A mon avis, nous sommes
sortis de la phase que Mészáros avait analysée
dans son livre de 2001.3 Les Etats-Unis vont être mis
à l’épreuve: dans un très court laps de
temps, leurs relations mondiales se sont vu modifiées et ils
devront les renégocier et les réorganiser en les fondant
sur le fait qu’ils doivent partager le pouvoir. Et cela, bien
sûr, c’est quelque chose qui ne s’est jamais produit
de manière pacifique dans l’histoire du capital…
Alors, le premier élément, c’est que l’un des
moyens choisis par le capital pour surmonter ses limites est devenu une
nouvelle source de tensions, de conflits et de contradictions, de sorte
que c’est une nouvelle étape historique qui s’ouvre
à travers cette crise.

Création incontrôlée de capital fictif

Le second moyen employé par le capital des économies
centrales pour surmonter ses limites a été le recours
généralisé à la création de formes
totalement artificielles d’élargissement de la demande
solvable. Cela, ajouté à d’autres formes de
création de capital fictif, a généré les
conditions de la crise financière actuelle. Dans un article
récent, j’ai examiné assez longuement la question
du capital fictif, de son accumulation et des nouveaux processus qui
l’ont caractérisé.4 Pour Marx, le
capital fictif est l’accumulation de titres qui sont
«l’ombre» d’investissements déjà
réalisés. Sous forme d’obligations et
d’actions, ils apparaissent aux yeux de leurs détenteurs
comme un capital. Ils ne le sont pas pour le système pris comme
un tout, mais ils le sont pour leurs détenteurs et, dans des
conditions économiques «normales», au terme du
processus de valorisation du capital, ils leur assurent des dividendes
et des intérêts. Mais leur caractère fictif se
révèle en situation de crise. Quand surviennent les
crises de surproduction, les faillites des entreprises, etc., il
s’avère que ce capital peut disparaître
soudainement. Vous pouvez donc lire dans les journaux que telle ou
telle quantité du capital «a disparu» lors
d’un choc boursier. Ces montants n’existaient pas en tant
que capital proprement dit, malgré le fait que, pour les
détenteurs de ces actions, ces titres représentaient un
droit aux dividendes et aux intérêts, un droit de
percevoir une fraction des profits.

Bien sûr, l’un des problèmes majeurs
d’aujourd’hui est que, dans de nombreux pays, les
systèmes de retraites sont basés sur le capital fictif,
sous la forme de prétention au partage de profits qui peuvent
disparaître dans les moments de crise. Chaque étape de la
libéralisation et de la mondialisation financières des
années 80 et 90 a renforcé l’accumulation du
capital fictif, en particulier dans les mains des fonds de placement,
des fonds de pension, des fonds financiers. Et la grande
nouveauté qui est apparue au début ou au milieu des
années 90, et tout au long des années 2000, c’est
qu’en particulier aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, une
poussée extraordinaire s’est manifestée pour la
création de capital fictif sous forme de crédit. Des
crédits aux entreprises, mais aussi et surtout des prêts
aux ménages, des crédits à la consommation et
encore plus des crédits hypothécaires. C’est ainsi
que nous avons assisté à un saut qualitatif de la masse
du capital fictif créé, provoquant des formes plus
aiguës de vulnérabilité et de fragilité,
même face à des chocs mineurs, y compris lors
d’épisodes tout à fait prévisibles. […]

Et de plus, tout cela s’est combiné avec de nouvelles
«techniques» financières – que j’ai
tenté d’expliquer de la façon la plus
pédagogique possible dans l’article déjà
mentionné5 – permettant aux banques de vendre des
titres composites, conçus de telle manière que personne
ne pouvait savoir exactement ce qu’il avait acheté.
C’est ce qui explique le caractère si dévastateur
de la contagion des effets «subprimes», commencée en
2007, et le fait notamment que les «effets toxiques» aient
empoisonné surtout, à un degré très
élevé, les relations des banques elles-mêmes entre
elles.

Maintenant, nous assistons au «dé-tricotage» de ce
processus. Il faut effacer une accumulation
«d’actifs» fictifs au énième
degré, résultant de ratios d’endettement moyens de
30 fois supérieurs à l’encaisse effective des
banques (qui comprend elle-même des dettes, estimées cette
fois «récupérables»). Ce
«dé-tricotage» favorise bien entendu la
concentration du capital financier. Lorsque la Bank of America
achète Merrill Lynch, il s’agit d’un processus de
concentration classique. Le saut dans la crise que nous avons connu le
17 septembre a été provoqué par la décision
du Trésor et de la Réserve Fédérale de ne
pas empêcher la faillite de la banque Lehmann. Le 18 septembre,
ils ont dû changer de position et se porter massivement au
secours de l’assureur AIG. Le processus
d’étatisation des dettes implique une nouvelle
création de capital fictif. La Réserve
fédérale des Etats-Unis augmente la masse de capital
fictif pour maintenir l’illusion de la valeur de concentrations
institutionnelles de capital fictif (banques et fonds de placement) sur
le point de s’effondrer, avec la perspective d’être
obligée, à un moment donné, d’augmenter
fortement la pression fiscale, ce qu’en fait, le gouvernement
fédéral ne peut pas faire, parce que cela signifierait la
contraction du marché intérieur et
l’accélération de la crise. Nous assistons donc
à une fuite en avant qui ne résout rien.

Dans le cadre de ce processus, on voit aussi la montée en force
des Fonds souverains, dont l’effet est de modifier la
répartition inter-capitaliste dans le domaine financier en
faveur des secteurs rentiers qui accumulent ce type de fonds. Et
c’est un facteur de plus de la perturbation de ce processus.

Il faut rappeler, pour en terminer avec cette seconde dimension, que
c’est son déficit extérieur de 7 à 8 points
du Produit intérieur brut (PIB) qui a donné aux
Etats-Unis le privilège d’être le lieu
stratégique du cycle de valorisation du capital, celui qui est
décisif au moment de la réalisation de la plus-value.
Cela ne vaut pas pour les seuls capitaux sous contrôle
états-unien, mais pour le processus de valorisation du capital
dans sa totalité. Maintenant, face à une récession
économique quasi inévitable, se pose la grande question
de savoir si la Chine pourra devenir le lieu qui garantira ce moment de
réalisation de la plus-value, à la place des Etats-Unis.
L’ampleur de l’intervention de la Réserve
fédérale et du Trésor explique que la contraction
de l’activité aux Etats-Unis et la chute de leurs
importations aient été jusqu’à
présent assez lentes et limitées. La question est de
savoir combien de temps ils pourront tenir avec la création de
plus en plus de liquidités comme unique instrument de politique
économique. Serait-il possible qu’il n’y ait pas de
limite à la création de capital fictif sous la forme des
liquidités pour maintenir la valeur du capital fictif
déjà existant? Cela me semble une hypothèse
très hasardeuse et, parmi les économistes
nord-américains eux-mêmes, beaucoup en doutent.

Suraccumulation en Chine?

Pour terminer, nous arrivons à la troisième
manière par laquelle le capital a cherché à
dépasser ses limites inhérentes. C’est la plus
importante de toutes et celle qui pose les questions les plus
intéressantes. Je me réfère à
l’extension, en particulier vers la Chine, de l’ensemble du
système des relations sociales de production du capitalisme.
C’est quelque chose que Marx a mentionné à un
moment comme une possibilité, mais qui n’est devenue
réalité qu’au cours des dernières
années seulement, et qui s’est réalisée dans
des conditions qui multiplient les facteurs de crise.

L’accumulation du capital en Chine a été
fondée sur des processus internes, mais aussi sur la base de
quelque chose qui est parfaitement documenté, mais peu
commenté: le transfert d’une partie très importante
de la production du secteur II de l’économie – le secteur
des biens de consommation – des Etats-Unis en Chine. Cela a beaucoup
à voir avec l’accroissement des déficits
états-uniens (le déficit commercial et
budgétaire), qui ne pourrait être inversé que par
une vaste «réindustrialisation» des Etats-Unis.

Cela signifie qu’entre les Etats-Unis et la Chine, de nouvelles
relations ont été établies. Il ne s’agit pas
de relations entre une puissance impérialiste et un pays
semi-colonial. Les Etats-Unis ont créé des relations
d’un type nouveau, dont ils ont aujourd’hui du mal à
reconnaître et à assumer les conséquences. En se
fondant sur son excédent commercial, la Chine a accumulé
des centaines de millions de dollars, qu’elle a tout de suite
prêtés aux Etats-Unis. Une illustration des
conséquences de cela, c’est la nationalisation des deux
sociétés Fannie Mae et Freddy Mac: la banque de Chine
détenait 15% de ces entreprises et a informé le
gouvernement états-unien qu’elle n’accepterait pas
leur dévalorisation. Il s’agit là de relations
internationales d’un type tout à fait nouveau.

Mais, que se passera-t-il si la crise se propage sous forme de recul
important des exportations avec des effets sur la production, de crise
de la bourse de Shanghai et du système bancaire en Chine? […]
C’est la question la plus décisive pour la prochaine
étape de la crise.

En Chine, il y a eu un processus interne de concurrence entre capitaux,
combiné avec un processus de rivalité entre secteurs de
l’appareil politique chinois et de concurrence entre eux pour
attirer les entreprises étrangères. De tout cela a
découlé, en plus d’une destruction de la nature sur
une très grande échelle, un processus de création
d’immenses capacités de production: la Chine est le
théâtre d’une suraccumulation du capital qui,
à un moment donné, deviendra insoutenable. En Europe,
l’accélération de la délocalisation des
capacités productives et des postes de travail, pour les
transférer vers ce paradis unique du monde capitaliste
qu’est aujourd’hui la Chine, a été notoire de
la part des grands groupes industriels. Mon hypothèse est que ce
transfert de capitaux en Chine a provoqué une mutation du
mouvement antérieur de l’accumulation et provoqué
une nouvelle hausse de la composition organique du capital.
L’accumulation est intense en moyens de production et très
gaspilleuse en matières premières, qui est l’autre
composante du capital constant.

La création massive de capacités de production dans le
secteur I (moyens de production) a été le moteur de la
croissance de la Chine, mais le marché final permettant
d’écouler cette production et réaliser la valeur et
la plus-value a été le marché mondial. En
s’aggravant, la récession mettra en évidence cette
suraccumulation du capital. Michel Aglietta, qui l’a
étudiée spécifiquement6, affirme
qu’il y a réellement une suraccumulation, qu’il y a
eu un processus accéléré de création de
capacités productives en Chine, un processus qui posera des
problèmes de réalisation au moment où le
marché extérieur se contractera, ce qu’il commence
à faire aujourd’hui. La Chine joue un rôle vraiment
décisif car même les petites variations de son
économie déterminent la conjoncture de nombreux autres
pays du monde. Il a suffi que la demande chinoise des biens
d’investissement se tasse un peu pour que l’Allemagne perde
des exportations et entre en récession. Les «petites
oscillations» en Chine ont de très fortes
répercussions ailleurs, comme cela est évident dans le
cas de l’Argentine.

Pour continuer à réfléchir et à débattre

Je reviens à ce que j’ai dit au début. Même
si elles sont comparables, les phases de cette crise seront distinctes
de celle de 1929, car la crise de surproduction des Etats-Unis
s’est produite alors, dès les premiers moments.
Après, elle s’est approfondie, mais il était clair
dès le début qu’il s’agissait d’une
crise de surproduction. Aujourd’hui, au contraire, les politiques
mises en œuvre par les grands pays capitalistes centraux
retardent cette échéance, mais elles ne peuvent pas faire
beaucoup plus que cela.

Simultanément, et comme cela s’est passé
également dans le cas de la crise de 1929 et des années
1930, même si c’est dans des conditions et sous des formes
différentes, la crise se combinera avec la
nécessité pour le capitalisme d’une
réorganisation totale de ses rapports de forces
économiques au niveau mondial, annonçant le moment
où les Etats-Unis réaliseront que leur suprématie
militaire n’est qu’un élément, et un
élément subordonné, pour renégocier leurs
relations avec la Chine et les autres parties du monde. A moins, bien
sûr, qu’ils ne s’embarquent dans une aventure
militaire aux conséquences imprévisibles. Pour
l’instant, les conditions politiques internes ne le permettent en
aucune manière, mais cela ne peut pas être exclu si la
récession devait conduire à une longue dépression
et à des mouvements révolutionnaires.

Pour toutes ces raisons, je conclus que nous avons affaire à
beaucoup plus qu’une crise financière, même si nous
en sommes pour le moment à ce stade. Même si j’ai
dû me concentrer ce soir sur la tentative de démêler
les écheveaux du capital fictif et d’aider à
comprendre pourquoi il est si difficile de démonter ce capital,
nous sommes devant une crise infiniment plus ample.

[…] J’ai l’impression que beaucoup pensent que je dresse
un tableau catastrophiste de l’état actuel du capitalisme.
Je pense en effet que nous sommes face à un risque de
catastrophe, pas une catastrophe du capitalisme, pas une «crise
finale», mais une catastrophe pour l’humanité. Si
nous prenons au sérieux la crise climatique, probablement il y a
déjà quelque chose de cela. Je pense comme
Mészáros, par exemple7, mais nous sommes peu
nombreux à y attacher la même importance, que sur ce plan
nous sommes devant un danger imminent. Ce qui est tragique, c’est
que, pour le moment, cela n’affecte directement que des
populations dont l’existence n’est pas prise en compte: ce
qui peut arriver en Haïti semble n’avoir aucune importance
historique, ce qui arrive au Bangladesh n’a pas de poids hors de
la région touchée, ni ce qui s’est passé en
Birmanie, car le contrôle de la junte militaire empêche que
cela soit connu. C’est la même chose en Chine: on discute
des indices de la croissance mais pas des catastrophes
écologiques, car l’appareil répressif
contrôle les informations à leur sujet.

Et le pire, c’est que cette opinion selon laquelle «la
crise écologique n’est pas aussi grave qu’on ne le
dit», qui est constamment diffusée par les médias,
est très profondément intériorisée, y
compris par nombre d’intellectuels de gauche. J’avais
commencé à travailler et à écrire à
ce sujet, mais avec le commencement de la crise financière,
j’ai été en quelque sorte forcé de retourner
m’occuper des finances, bien que cela ne me satisfasse pas
tellement, car l’essentiel me semble se jouer sur un autre plan.

En conclusion: le fait que tout cela arrive après une si longue
phase, sans parallèle dans l’histoire du capitalisme, de
cinquante années d’accumulation ininterrompue (sauf une
petite rupture en 1974-1975), et aussi que les cercles dirigeants
capitalistes, et en particulier les banques centrales, ont appris de la
crise de 1929, tout cela fait que le développement de la crise a
été lent. Depuis septembre 2007, le discours des cercles
dirigeants répète sans cesse que «le pire est
derrière nous», alors que ce qui est certain, c’est
que «le pire» est devant nous.

C’est pourquoi j’insiste sur le risque qu’il y a
à minimiser la gravité de la situation. Et je
suggère que, dans notre analyse et dans notre manière
d’aborder les choses, nous intégrions la
possibilité, au moins la possibilité, que par
inadvertance, nous aussi, nous pourrions avoir
intériorisé le discours qu’en fin de compte
«il ne se passe rien».

François Chesnais

Buenos Aires, le 18 septembre 2008


1    Franck
Poupeau, Carnets boliviens 1999-2007, Un goût de
poussière, Editions Aux lieux d’être, Paris 2008.
2    Karl Marx, Le Capital, Livres II et III,
édition établie et annotée par Maximilien Rubel,
Gallimard, Folio essais, Paris 2008, p.1594.
3    István Mészáros, Socialism or
Barbarism: From the «American Century» to the Crossroads,
Monthly Review Press, 2001.
4    François Chesnais, «Fin d’un
cycle, sur la portée et le cheminement de la crise
financière», Carré rouge-La brèche n°1,
décembre 2007-janvier 2008.
5    Ibid.
6    Cf. Michel Aglietta et Yves Landry, La Chine vers la superpuissance, Economica, Paris 2007.
7    István Mészáros, The Sole Viable Economy, Monthly Review Press, 2007.