Musique(s) contemporaine(s): guide pour un voyage initiatique

Musique(s) contemporaine(s): guide pour un voyage initiatique

Musicologue et pédagogue,
critique musical au journal Le Monde, Pierre Gervasoni s’est
lancé avec bonheur dans une recension facilement accessible#1 de
cent disques représentatifs à la fois du
répertoire de la musique écrite entre 1970 et le
début du XXIe siècle et de l’oeuvre des
compositeurs retenus. La qualité de la documentation
accompagnant le CD a également joué un rôle dans sa
sélection. Plus qu’un guide, une invitation à
découvrir ce que veut nous dire la musique «savante»
de notre temps.

Pour le grand public, la musique contemporaine se résume le plus
souvent à une accumulation de bruitages sans queue ni
tête. Son étonnement est donc grand lorsqu’il
apprend, par exemple, que Stanley Kubrick a pu reprendre la musique de
György Ligeti dans ses films (2001, Odyssée de
l’espace et Eyes Wide Shut) sans que cela fasse fuir les foules.
Du coup, à son décès, le Téléjournal
de la TSR fera de Ligeti un célèbre compositeur de
musique de film, comme, suppose-t-on, Haendel ou Schubert, autres
ressources musicales utilisées par Kubrick (Barry
Lindon)… Le jour où «l’information
rapide» découvrira que Karl-Heinz Stockhausen figure sur
la pochette du Sergent’s Pepper Lonely Hearts Club Band des
Beatles – en raison de l’influence de son morceau Hymnen – que
n’entendra-t-on pas?

Cette méconnaissance renvoie toutefois à une
difficulté réelle: la musique contemporaine, depuis
Schoenberg, Berg et Webern sans doute, mais surtout depuis
l’«Ecole de Darmstadt» (Stockhausen, Boulez, Nono,
etc.), après la Deuxième Guerre mondiale, a
révolutionné le langage musical, à l’image
de ce que le cubisme et l’abstraction avaient fait quelques
décennies auparavant dans la peinture. Dès lors, elle ne
possède pas le même caractère de fausse
évidence qu’une composition de Mozart ou de Beethoven ou
qu’un opéra de Rossini. On ne sifflote pas Xenakis sous la
douche, pas plus qu’on ne chantonne Kurtag dans sa baignoire.

Autre obstacle, au vu des usages actuels: il faut du temps pour
décortiquer et apprécier cette musique, qui n’est
pas d’arrière-fond. Comme le dit P. Gervasoni dans son
avant-propos: «Du temps. Voilà ce que demande toujours
l’écoute de la musique. Mais cette exigence devient
condition sine qua non lorsqu’elle concerne l’oeuvre
nouvelle. Il faut du temps pour intégrer les multiples
données qu’un compositeur expose en amont de son oeuvre.
Il faut du temps pour assimiler le fonctionnement d’un langage
inédit.» Faut-il nécessairement, alors, en faire un
domaine réservé à une élite cultivant
expression hermétique et langage abscons? C’est ce que P.
Gervasoni refuse et qu’il traduit par une approche et une
écriture à la portée de tous et toutes. Prenons un
exemple.

Rencontre punk pour Boulez

Vous ne connaissez sans doute pas l’oeuvre d’Olga Neuwirth,
qui est à la musique contemporaine ce que sa compatriote
Elfriede Jelinek est à la littérature : une source de
véhémence et d’inventions continuelles. Une
proximité d’univers et de langage qui a du reste conduit
la compositrice et le Prix Nobel de littérature 2004 à
collaborer dans plusieurs oeuvres (Todesraten et Bählamms Fest,
Lost Highway, Der Tod und das Mädchen II). Voici comment P.
Gervasoni présente Clinamen/Nodus, une commande de Pierre Boulez
pour le London Symphony Orchestra: «Une jeune compositrice aux
manières un peu punk embarque le leader de l’establishment
contemporain dans une épopée pleine d’effroi…
Ainsi pourrait commencer le scénario d’un film
d’anticipation librement inspiré des données
documentaires de ce disque. Olga Neuwirth (née en 1968) y
tiendrait le rôle de l’aventurière qui n’a pas
froid aux yeux et Pierre Boulez, celui du commandant de bord
chevronné qu’intéresse toujours une
expédition dans l’inouï. Toute coïncidence entre
la réalité musicale de la trépidante Autrichienne
et une exploitation romancée dans le domaine
cinématographique ne serait alors pas fortuite.»
S’ensuit une description documentée de ce voyage
sidéral, d’autant plus justifiée qu’Olga
Neuwirth dit s’être inspirée dans un premier temps
de The Long Rain de l’écrivain de science-fiction
américain Ray Bradbury. Loin de la thèse
réservée au musicologue érudit, la
présentation de P. Gervasoni est une invite à
écouter ce «thriller musical» et son empreinte de
science-fiction «science du rythme, de la dynamique et du
débit. Fiction du timbre, de l’espace et de la
forme.»

Une optique originale

La musique contemporaine est fondamentalement plurielle. Parler
d’écoles à son propos n’a pas (ou plus)
vraiment de sens et tenter de regrouper les compositeurs et les
compositrices par méthode (sérielle, postsérielle,
spectrale, etc.) est de peu de secours, les itinéraires des uns
et des autres ne s’y cantonnant pas. Comment donc ordonner tout
cela? Pierre Gervasoni a eu recours à une optique originale. Un
premier volet, intitulé «Repères», permet de
fixer quelques dates, lieux, pays et valeurs d’invention du
développement de la musique du dernier quart du siècle
passé. Une deuxième partie,
«Synthèses», regroupe des ensembles donnant à
voir un aperçu plus global du panorama contemporain. Puis une
troisième section joue le jeu des affinités en dressant
les «Profils» de certains compositeurs. Enfin, le
quatrième chapitre, «Quintessences», évoque
les univers «philosophiques» de différents
musiciens. Dont l’Helvète Heinz Holliger, hautboïste
virtuose, chef d’orchestre, compositeur passionné par les
figures tourmentées. Comme celle du grand poète allemand
Hölderlin, auquel il consacra son cycle de deux heures et demie,
Scardanelli-Zyklus, Scardanelli étant le pseudonyme pris par le
poète à la fin de sa vie, dominée par la folie.
Prenez donc le temps d’écouter cette musique, dont
Holliger a voulu qu’elle parle d’abord à la peau
avant de toucher l’intellect.

Daniel Süri


#1    Pierre Gervasoni, La Musique contemporaine en 100 disques, Editions MF, 2007, 223 p.