Le marché contre la catastrophe climatique?

Le marché contre la catastrophe climatique?

Comment contenir
l’émission de gaz à effet de serre? Cette question
est éminemment politique; les accords de Kyoto, par exemple,
mettent prioritairement l’accent sur des mécanismes de
marché. Un choix erroné, selon Elmar Altvater et Achim
Brunnengräber, qui ont dirigé l’ouvrage collectif
publié par le conseil scientifique d’Attac-Allemagne
intitulé Ablasshandel gegen Klimawandel? (Le commerce des
émissions contre le changement climatique?1). Un
ouvrage récemment paru à Hambourg, et dont nous
reproduisons ci-dessous l’introduction. Les intertitres sont en
partie de la rédaction.

Le changement climatique nous menace tous, certes à des niveaux
différents. Nous devons parvenir très vite – bien
avant les délais prévus par les actuels accords
climatiques – à une réduction des émissions
de gaz à effet de serre, dans des proportions qui,
d’après tous les pronostics de consommation des
énergies fossiles, paraissent quasiment impossibles. Il faudrait
réduire les émissions de dioxyde de carbone (CO2)
d’au moins 50% d’ici 2050, si nous voulons maintenir la
concentration des gaz à effet de serre dans
l’atmosphère au-dessous de la frontière critique
des 450ppm (parties par million). Comment y parvenir?

Il n’existe que quatre voies.

La première voie passe par une augmentation de
l’efficience énergétique: consommer moins
d’énergie fossile par unité de produit social. En
politique énergétique et climatique, cette option est
appelée «la voie royale», car elle
génère moins de résistance. Parce qu’il
semble que tout le monde peut être gagnant en augmentant
l’efficience de l’usage de l’énergie.

La seconde voie nous mène vers le sud de la planète.
Premièrement, on y trouve des puits de carbone qui pourraient
capturer du CO2, par exemple des forêts reboisées. On
investirait alors dans des projets d’un tout autre type parce que
la protection du climat y serait meilleur marché. Ainsi, les
projets développés en Asie ou en Amérique du Sud,
et non pas en Europe cette fois, minimiseraient les coûts de
réduction des émissions de CO2. En fin de compte, ce
serait bon pour la protection du climat, parce qu’avec le
même coût on obtiendrait de meilleures réductions du
CO2, estiment les partisans de cette seconde voie.

La troisième voie consiste à séparer le CO2
émis dans la combustion, à le saisir et à
l’entreposer dans des cavités de la croûte terrestre
(Carbon capturing and storage, CCS).

Seule la quatrième voie nous sort du régime des
énergies fossiles pour nous mener vers un monde
d’énergies renouvelables et de structures capables de
réduire durablement la consommation énergétique.
Les réserves fossiles subsistantes resteraient au sous-sol,
là où elles se trouvent actuellement.

Quelle voie suivrons-nous? Ce choix est une décision politique.
Elle peut s’orienter vers des systèmes d’incitation,
vers des normes et des interdictions, mais aussi vers
l’information et l’éducation politique. Dans les
accords de Kyoto, c’est surtout le système des incitations
marchandes qui domine.

Le marché, ton ami et ton appui?2

Paradoxalement, la politique climatique internationale prétend
depuis environ une décennie limiter les émissions de
dioxyde de carbone et d’autres gaz à effets de serre
grâce au marché. Car un marché du CO2
n’existe pas. Le dioxyde de carbone n’a aucune valeur
d’usage capable de satisfaire des besoins, au contraire, il est
nuisible. Il ne peut pas non plus être transformé en
produit commercialisable. Le CO2 n’a pas une valeur qui puisse
s’exprimer en prix du marché. Au contraire: il
s’agit d’une non-valeur dont tout le monde voudrait se
débarrasser le plus vite possible, si c’était si
facile de le faire. On peut donc dire qu’il est naturel de
réprimer juridiquement les émissions de CO2, grâce
à des normes et des interdictions légales, avec des
valeurs maximums et des moyens techniques, mais pas avec des
mécanismes d’un marché préalablement
inexistant.

Mais les instruments du marché appliqués à la
protection du climat sont très élégants. Ils
cadrent bien avec l’image du monde caractéristique
d’un ordre libéral global selon lequel le marché
prévaut sur le plan, l’économie sur la politique et
le secteur privé sur les biens publics et l’Etat. De
nombreux militant-e-s de l’écologie, critiques de la
mondialisation, dirigeant-e-s de partis verts et de gauche, ainsi que
la majorité des économistes de l’environnement ont
succombé au charme du marché.

Ils-Elles se laissent tous fasciner par une idée astucieuse,
à savoir: les signaux émis par les prix et les
incitations au profit doivent faire que la poursuite des
intérêts individuels mène à un
résultat optimal pour tous, optimal pour la totalité des
6 milliards de citoyen-ne-s de la Terre. Dans le cas présent,
à une réduction des émissions de gaz à
effet de serre jusqu’au pourcentage réclamé par la
politique climatique; sans prescriptions, ni interdictions, sans
bureaucratie étatique et en toute liberté pour le
marché.

Le marché, ami du climat: cela cadre bien avec la représentation néolibérale du monde

Mieux, vu qu’il n’existe aucun marché des droits de
pollution, il faut le créer. Il faut convertir en marchandise
quelque chose qui ne l’est pas vraiment. Dans la
représentation néolibérale, c’est là
un artifice politique, qui toutefois donne aux choses leur vraie
nature, à savoir devenir un objet d’échange
commercial entre privés.

Créer un marché en manoeuvrant le contexte est dès
lors très hypothétique. L’atmosphère dans
laquelle se déposent les gaz à effet de serre n’est
pas privatisée et le CO2 n’est pas une valeur patrimoniale
privée. Il faut néanmoins construire politiquement, par
le biais de l’Etat, des droits de contamination de cette
atmosphère («allowances»). Ces droits sont
concédés alors aux émetteurs de CO2,
conformément à un plan national d’attribution:
quasi gratuitement, comme c’est le cas maintenant dans
l’Union européenne (UE), ou en échange d’un
prix fixé aux enchères, comme cela pourrait se passer
dans l’UE dès 2012, si les intérêts des
lobbies ne l’empêchent pas. La rareté de la
marchandise «droits de contamination» est artificiellement
créée, c’est-à-dire politiquement
définie grâce à des limites maximums
d’émissions («cap»). Le charme singulier du
«capitalisme vert du climat» provient de ce fait: il est de
part en part politisé.

Ceux qui émettent du CO2 disposent alors d’un droit
économique individuel à la pollution de
l’atmosphère. Ils possèdent une marchandise
politique certifiée, avec laquelle ils peuvent commercer comme
s’il s’agissait de quartiers de lard, de barils de
pétrole, de décorations de Noël ou d’options
sur des actions. Cette manière de résoudre les
problèmes est très profondément enracinée
dans le système capitaliste et sa représentation de la
domination de la nature. Pourtant, les marchés de certificats ne
fonctionnent pas comme les marchés hebdomadaires, où
l’on ne va pas seulement faire ses achats, mais aussi bavarder un
peu. Ils ont une portée globale, ils sont transmissibles, ils
sont soumis à la dure compétition entre sites de
production; objets de manipulations propres aux marchés
financiers, ils sont impliqués dans leurs crises.

Les mouvements de prix sur un marché artificiellement
créé comme celui des certificats d’émission
sont erratiques et extrêmement volatils. La valeur marchande des
certificats n’a rien à voir avec les coûts en
travail et en capital, et vu qu’il n’y pas de coûts
tangibles, la formation des prix sur le marché des certificats
se passe hors de l’espace et du temps. Sur un marché sans
histoire, les prix des certifications varient comme la plume au vent.
De là, une forte volatilité, peu surprenante.

A l’origine de ces projets de solutions en terme de marché
se trouve l’école néolibérale des droits de
propriété (Property Rights), qui se propose de constituer
de nouveaux marchés en élargissant l’espace des
droits privés à disposer des choses. L’objectif le
moins négligeable de ce dessein réside dans le recul du
secteur public qu’il entraîne. La nature – ici,
l’atmosphère – est comprise comme un réceptacle de
déchets et d’émissions. Et comme tel, dans une
économie fondée sur les combustibles fossiles, ce
réceptacle devient physiquement nécessaire.

On peut alors, par un acte politique, créer des droits de
pollution échangeables, distribués soit gratuitement,
soit par l’achat, à un groupe d’acteurs. On a alors
«droit» à une quantité
déterminée d’émissions, garantie par des
certificats commercialisables. Il peut y avoir de grandes
différences dans la configuration comme dans le mode de
fonctionnement et dans les types d’effets.

La création artificielle du marché des émissions
est certes fascinante. Mais la certitude de pouvoir ainsi obtenir la
réduction de l’émission de gaz à effet de
serre n’est pas au rendez-vous: les expériences empiriques
faites avec le commerce des droits d‘émission (surtout
avec le système européen du Cap-and-Trade-System) sont
décevantes. Les instruments basés sur le marché
devraient (par la première des quatre voies mentionnées
plus haut) réduire les émissions par une augmentation de
l’efficience dans l’utilisation de l’énergie.
Par la seconde voie – avec la contribution du Clean Development
Mechanism (CDM) et de la Joint Implementation -, ils devraient faire
que, premièrement, la protection du climat devienne meilleur
marché et, deuxièmement, que les puits de carbone soient
utilisés pour extraire le CO2 de l’atmosphère.

Les projets CDM développés jusqu’ici sont
totalement insuffisants sur ces deux points. Si le mécanisme
marchand ne s’avère pas fiable, tant l’impôt
sur l’environnement (carbon tax) que la norme juridique sont en
revanche des moyens probants. Au-delà, par la quatrième
voie, il faut faire de la restructuration socio-écologique
orientée vers une société solaire – moins encline
à servir des instruments marchands dans la mesure où elle
utilise des énergies renouvelables – l’objectif central de
la politique environnementale.

Le message de ce recueil d’articles, c’est que les quatre
voies sont envisageables. Mais c’est surtout la quatrième
qui permet le mieux d’atteindre l’objectif de
dépasser le système des énergies fossiles et de
protéger réellement le climat.

Elmar Altvater et Achim Brunnengräber

Elmar Altvater

membre du conseil éditorial de
Sinpermiso, est professeur émérite de sciences politiques
à l’Institut Otto-Suhr de l’Université libre
de Berlin. De 1999 à 2002, il a participé à la
Commission d’enquête sur la globalisation de
l’économie mondiale du Parlement fédéral
allemand (Bundestag) et il est membre du Conseil scientifique
d’ATTAC.


Achim Brunnengräber

est politologue, spécialiste
de l’économie politique du climat, il enseigne à
l’Université libre de Berlin.


1    Le titre allemand contient un jeu de mots
intraduisible sur le double sens d’Ablasshandel, qui 
désigne aussi le commerce des indulgences dans l’histoire
religieuse.

2     L’expression allemande «dein Freund
und Helfer», traduite ici par «ton ami et ton appui»,
fait référence à la fin d’un slogan,
passé depuis dans l’usage public, qui devait concourrir au
rapprochement de la police et de la population sous la
République de Weimar: «die Polizei, dein Freund und
Helfer».