Impérialisme en Colombie: The Swiss Connection

Impérialisme en Colombie: The Swiss Connection

Les rapports économiques et
diplomatiques entre la Suisse et la Colombie sont anciens,
attestés par un traité d’amitié, de
résidence et de commerce, signé à Paris le 14 mars
1908, dont les autorités des deux pays ont
célébré cette année en grande pompe – les
entreprises helvétiques ayant mis la main au portefeuille – le
centième anniversaire. C’est que les deux pays viennent de
signer deux conventions – contre la double imposition et pour
l’assistance judiciaire – comme préalable à la
signature d’un accord bilatéral pour la promotion et la
protection des investissements qui devrait entrer en vigueur au
début de l’année prochaine.1 Ces faits
essentiels sont passés largement inaperçus, alors que
l’attention se focalisait sur les gesticulations des
médias colombiens et suisses concernant une prétendue
tension diplomatique entre les deux pays portant sur les
activités du «facilitateur» helvétique,
Jean-Pierre Gontard, dans le dossier de l’échange
humanitaire entre le gouvernement colombien et les
insurgés…

En 1882 déjà, avec le soutien du Conseil
fédéral, Ernst Röthlisberger, l’un des
pionniers de la colonie helvétique de ce pays avait
contribué à la fondation du Département de
philosophie et de lettres de l’Université nationale de
Bogotá. Il sera suivi par des missionnaires, des architectes,
des artisans, des producteurs de viande, de produits laitiers, des
restaurateurs, des pâtissiers, des fabriquants et importateurs de
montres et de machines, etc. De 1924 à 1929, la
Confédération enverra même une mission militaire en
Colombie… Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, des
résidents suisses fondent le Colegio Helvetia (école
privée accueillant des enfants de la maternelle au
baccalauréat), ainsi que des ONG éducatives et
caritatives: la Obra Suiza  d’abord, puis Presencia Colombo Suiza à Medellín.2

Des intérêts solides

Selon l’ambassadeur Thomas Kupfer, un avocat zurichois
entré dans la carrière diplomatique en 1983, toutes les
grandes entreprises suisses sont présentes en Colombie depuis
plus de 50 ans: 35 grands groupes y emploient quelque 10 000
salarié-e-s dans des secteurs importants:

  • Banque et assurances: Credit
    Suisse, UBS et Suisse Re (dont le siège régional pour
    toute la sous-région est à Bogotá.)
  • Transports: Danzas, Panalpina, Swiss Worldcargo, etc.
  • Chimie et pharmaceutiques:
    Clariant (produits pour l’industrie textile), Novartis et Roche.
    Les multinationales pharmaceutiques sont très actives en
    Colombie, où leur part de marché est de 64%, en pleine
    expansion: 23% d’augmentation de ces importations de 2006
    à 2007. En 2006, avec 8% des ventes, Productos Roche S.A. et
    Novartis arrivaient respectivement en 5e et en 8e position.3
  • Matériaux de construction:
    Holcim (ciment): cette firme détient 14% du marché
    colombien, la majorité du capital de Cementos Boyacá, et
    dispose d’installations ultramodernes (30 millions de dollars
    investis en 2008). Sika (produits chimiques pour le bâtiment): ce
    groupe devrait investir 8,5 millions de dollars cette année.4
  • Industrie des machines et ingénierie: ABB (9 millions de dolars investis en 2007) et Electrowatt.
  • Industrie alimentaire. Nestlé: 41 millions de dollars investis en 2006.

Une percée stratégique

Au cours de ces dernières années, les investissements
suisses en Colombie ont connu un boom spectaculaire, en particulier
dans les secteurs de l’énergie (extraction de charbon et
raffinage du pétrole) et des infrastructures (modernisation de
l’aéroport de Bogotá). Ce tournant a
été salué par une décision politique du
Conseil fédéral: concentrer la coopération
bilatérale de la Suisse sur sept pays prioritaires, dont la
Colombie et le Pérou en Amérique latine, pour lesquels un
crédit de 800 millions de francs a été
débloqué, le 25 mars dernier.

Il s’agit en réalité d’un véritable
changement d’échelle des investissements suisses en
Colombie: de quelques dizaines à quelques centaines de millions
de dollars chaque année dans des secteurs stratégiques:

• Energie. Xstrata plc: ce
grand groupe, étroitement lié à une autre
société helvétique, Glencore, dispose d’une
importante participation au capital des mines de Cerrejón, dans
le nord du pays, l’une des plus grandes exploitations de charbon
à ciel ouvert du monde (investissement annoncé de 1000
millions de dollars). Glencore: en 2005, cette société a
acquis la mine de charbon de La Jagua pour 110 millions de dollars; en
2006, elle a pris le contrôle de 51% du capital de la seconde
raffinerie de pétrole du pays, à Cartagena, pour 656
millions de dollars.

• Infrastructures aéroportuaires.
Flughafen Zürich A.G: en 2006, au sein d’un consortium
intitulé Grupo Colombo-Suizo, cette société est
partie prenante d’un investissement de 650 millions de dollars
pour la modernisation de l’aéroport El Dorado de
Bogotá, contre une participation à ses revenus de 54%
pendant 20 ans.5

C’est dans ce contexte qu’il faut envisager la tenue,
en octobre dernier à Zurich d’un sommet économique
suisso-colombien en présence d’une centaine de chefs
d’entreprise suisses. Le vice-président de Nestlé
pour les Amériques, Steffen Raffé, et le directeur des
nouvelles affaires latino-américaines de l’UBS, Beat
Paoletto, donnaient le ton en affirmant à cette occasion:
«La Colombie est le pays émergent le plus important
d’Amérique.»

Une diplomatie au service des multinationales

En marge de ce sommet, le Ministre colombien du commerce, de
l’industrie et du tourisme, Luis Guillermo Plata, a pris
explicitement l’engagement auprès de la Conseillère
fédérale Doris Leuthard de garantir – de concert avec le
Ministre de la défense – une meilleure protection de
l’usine Nestlé de Caquetá, dont une extension est
prévue dans un proche avenir.6 En revanche, les
autorités helvétiques ne se sont guère
montrées très préoccupées par les
violations des droits et de la sécurité des populations
touchées directement par les activités polluantes des
multinationales suisses (les rivières Guatapurí et
Bugalagrande contaminées par Nestlé), ou par les
déplacements forcés de populations comme
conséquence de leurs activités (Indiens Wayú
chassés de leurs terres par les mines de charbon de
Cerrejón (Xstra plc).

Rappelons que le syndicat Sinaltrainal des travailleurs-euses de
Nestlé, dont dix responsables ont été tués
entre 1986 et 2005, ne cesse de protester contre les menées
antisyndicales de cette société. Une enquête en
cours de la justice colombienne concerne d’ailleurs
l’implication possible de la direction de l’entreprise
Nestlé-Cicolac dans l’assassinat, après des
tortures abominables, du dirigeant syndical Luciano Romero Molina, le
10 septembre 2005. Celui-ci était cité comme
témoin à charge contre les pratiques antisyndicales de
Nestlé en Colombie devant un tribunal international alternatif.7

Un eldorado pour les investisseurs

Il faut dire que la Colombie dispose de bons arguments pour attirer les
investisseurs étrangers. Une politique de privatisations
menée au pas de charge par un gouvernement conservateur stable.
Des droits de propriété intellectuelle reconnus par les
accords bilatéraux négociés récemment avec
les principaux pays industrialisés. Un marché du travail
flexible. Une politique d’ordre musclée – «un
programme de “sécurité démocratique”,
qui n’a fait avancer ni la sécurité ni la
démocratie: la mise sur pied d’un réseau d’un
million d’informateurs dans les campagnes; des “zones de
réhabilitation” où l’armée se
substitue aux autorités locales, avec droits
d’établissement, de circulation et de manifestation
restreints, couvre-feu et permis spéciaux pour les journalistes,
etc.»8 Une répression systématique des
activités syndicales – 4000 syndicalistes assassinés au
cours des 20 dernières années, dans un pays où
moins de 5% des salarié-e-s sont organisés et où
plus de 90% des entreprises multinationales ne connaissent aucune forme
d’activité syndicale.9 Des infrastructures
compétitives. Des zones franches offrant des conditions
exceptionnelles aux entreprises étrangères. Un
marché étendu de 43 millions de consommateurs-trices,
auxquels il faut ajouter les dizaines de millions d’habitant-e-s
des pays voisins, notamment du Venezuela et de l’Equateur.

Le 1er août dernier, en marge de la fête nationale suisse,
organisée au Parque Nacional de Bogotá, le
Vice-président colombien Francisco Santos a rappelé que
les entreprises suisses avaient investi 700 millions de dollars en
Colombie au cours de ces trois dernières années,
notamment dans les raffineries de pétrole (Glencore), et que la
Suisse était devenue le 4e pays de destination des exportations
colombiennes. 92% de ses importations consistent dans de l’or, du
pétrole et des dérivés du pétrole.
«Cela démontre, a-t-il ajouté, que la Suisse, non
seulement son gouvernement, mais aussi ses entreprises, sont partie
prenante de notre projet de Sécurité Démocratique
[voir plus haut ce qu’en dit Maurice Lemoine], de confiance dans
les investissements et de valeur sociale pour travailler à une
Colombie meilleure» (N24, 1er août 2008). Le récent
voyage de notre Ministre des affaires étrangères, la
socialiste Micheline Calmy-Rey, du 10 au 13 août derniers en
Colombie, avant de se rendre au Brésil avec une
délégation de chefs d’entreprise suisses,
n’avait pas d’autre signification.

Jean Batou


1     Il s’agit en réalité
d’un accord de la Colombie et du Pérou avec les pays de
l’AELE, la Suisse assurant bien entendu le leadership du groupe
formé aussi de la Norvège, de l’Islande et du 
Liechtenstein.
2    Urs Frey, Die schweizerische Präzenz in
Kolumbien 1860-1960, Mémoire de licence, Université de
Zürich, 1982; Aline Helg, «Les Tribulations d’une
mission militaire suisse en Colombie 1924-1929», Revue suisse
d’histoire, 36, 1986, pp. 204-214.
3    «El Sector farmaceutico en Colombia», www.proexport.org.
4    Ministerio de Comercio, Industria y Turismo de Colombia, Oficina de comunicaciones, 25 octobre 2007.
5    www.peoexport.org.
6    Ministerio de Comercio, Industria y Turismo de Colombia, Oficina de comunicaciones, 25 octobre 2007.
7    El Spectator, Bogotá, 2 février 2008.
8    Maurice Lemoine, «Etat, paramilitarisme et
oppositions armées en Colombie: les enjeux d’un
échange humanitaire à haut risque»,
solidaritéS, N° 111, 11 juillet 2007.
9    Margarita Ramírez & Jana Silverman,
«Bases de datos multinacionales», Escuela Nacional
Sindical, Medellín, janvier 2007.

Le ministère public défend l’honneur du Président Uribe

L’art. 296 du Code pénal suisse punit de trois ans de
prison au plus, ou d’une peine pécuniaire, celui ou celle
qui aura outragé un Etat étranger, notamment dans la
personne de son chef. Peu importe que l’Etat en question soit
impliqué dans le narcotrafic ou le paramilitarisme et que les
faits dénoncés soient vraisemblables. Il s’agit de
toute évidence d’une disposition permettant de restreindre
la liberté d’expression. Ainsi, pour sa chanson de 1972,
intitulée «Le Roi», qui vilipendait cinq chefs
d’Etat étrangers, Georges Brassens aurait-il pu encourir
autant de condamnations en Suisse, sans parler de Renaud et de sa Miss
Maggie de 1985…

On se souvient que
Narcisse-René Praz, le rédacteur du journal satirique La
Pilule, avait été condamné à une amende de
500 francs en 1971, sur plainte de l’Iran, après avoir
conspué le shah. Plus récemment, en 1991, une journaliste
de La Suisse avait été acquittée, bien
qu’accusée d’avoir accordé foi à une
dénonciation de l’Iran – cette fois-ci de
l’ayatollah Khomeiny – pour avoir commandité
l’assassinat de Kazem Radjavi, réfugié politique et
défenseur des droits humains, à Coppet, en 1990.

En fait, le dépôt de telles plaintes et leur instruction
par le Ministère public de la Confédération
obéit à des considérations politiques. Cette
fois-ci, c’est le régime du président Álvaro
Uribe, mis en cause par de nombreux auteurs pour ses liens avec les
narcotrafiquants et les paramilitaires, qui a porté plainte, au
début 2007, pour un diaporama sur Internet, qui opérait
des rapprochements entre le chef d’Etat colombien et Adolf Hitler.1

Que faut-il penser des perquisitions effectuées par la
police fédérale au domicile de plusieurs
réfugié-e-s politiques colombiens en Suisse, en juillet
dernier, dans la foulée du succès diplomatique
remporté par Álvaro Uribe avec la libération
d’Ingrid Betancourt? A la veille de la visite officielle de
Micheline Calmy-Rey à Bogotá… afin certes de
dissiper quelques «malentendus» – l’affaire Gontard
et l’abus des emblèmes du CICR -, mais surtout
d’évoquer les nouvelles opportunités
économiques (voir ci-contre), le Ministère public devait
sans doute mettre la pression sur celles et ceux qui dénoncent
les violations des droits humains, ne serait-ce que pour montrer
où sont les véritables priorités de Berne. Mais
aussi, puisque la médiation suisse en Colombie est
terminée, il n’y a plus guère de raisons de
«garder le contact» avec les milieux oppositionnels de ce
pays.

Sur le terrain, les violences continuent contre les paysans
expulsés de leurs terres, les minorités ethniques, les
animateurs des mouvements sociaux, les syndicalistes… toujours
pratiquement impunies. La sale guerre se poursuit aussi entre
l’armée colombienne, appuyée par les Etats-Unis, et
les insurgé-e-s, désormais hors de la vue des
médiateurs européens, dont certains avaient
espéré pouvoir tracer un chemin vers la paix en
permettant un échange humanitaire des prisonniers des deux camps.

 (jb)

1 Nos lecteurs-trice hispanophones trouveront des
informations édifiantes sur ce personnage très
controversé dans le court-métrage intitulé «
Alvaro Uribe Vélez, Santo o Demonio », disponible sur www.youtube.com/watch?v=ivMVsgN14z8.