Retour aux sources: la «Grande édition Marx-Engels» (GEME)

Retour aux sources:
la «Grande édition Marx-Engels» (GEME)

Nous nous sommes entretenus avec Jean Ducange, l’un des animateurs de la «Grande édition Marx-Engels»
(GEME). Il est notamment le coauteur,
pour la GEME, avec Sonia Dayan-Herzbrun, d’une nouvelle traduction et
édition de la Critique du programme de
Gotha de Karl Marx (2008), et avec
Emmanuel Barrot, d’une édition
du 18 Brumaire de Louis-Napoléon
Bonaparte aux éditions le Livre de poche (2007). Il travaille actuellement sur une
thèse consacrée aux interprétations de
la Révolution française dans la social-démocratie
allemande à l’Université de Rouen.

A quand remonte ce projet de «Grande édition Marx-Engels» (GEME)?

Jean Ducange: Ce projet remonte à la fin des
années 1990. L’objectif était alors de combler un
manque, à savoir l’absence d’édition complète de
Marx et Engels en français. La GEME s’appuie sur
l’ancien fonds des oeuvres de Marx et Engels publiées
par les Editions sociales, très riche, avec
des traductions notamment de Gilbert Badia, Jean-Pierre Lefebvre, Jean Mortier. Il représentait
deux tiers des oeuvres de Marx et Engels publiées.
Même en langue originale, beaucoup d’écrits de
Marx sont à ce jour encore inédits. Par exemple,
Marx avait pris des notes à la fin de sa vie en vue
de la rédaction d’une histoire mondiale. Or, ces
notes ne sont à ce jour disponibles qu’en russe.

LA GEME est placée sous la responsabilité de la philosophe Isabelle Garo. Figurent également dans l’équipe de coordination Stathis Kouvélakis et Lucien Sève. Celui-ci, un intellectuel historique du parti communiste français, avait été directeur des Editions sociales de la fin des années 1960 à 1982, et avait à cœur depuis longtemps de mettre sur pied un projet de ce type. Pour ma part, je suis
arrivé dans l’équipe dans la perspective de la publication
de la Critique du programme de Gotha, le premier volume
de la série, qui vient juste de paraître.1 Ma thèse de doctorat
porte sur la social-démocratie allemande, or il s’agit
d’un texte très important pour en comprendre l’histoire…
Ce premier volume paraît aux nouvelles Editions Sociales
indépendantes, qui ont déjà publié un colloque sur le Front
Populaire.2 L’association GEME organise un séminaire pour
discuter des choix de traduction et de la façon dont on envisage
la conception des appareils critiques.

Hormis les responsables de l’édition, quels sont les partenaires impliqués dans le projet?

JD: L’oeuvre de Marx et Engels constitue un défi pour les
découpages disciplinaires en vigueur dans l’université actuelle,
car il s’agit d’une oeuvre radicalement interdisciplinaire.
Notre projet d’édition ne pouvait que l’être également.
Du côté des philosophes, nous travaillons avec le
Centre d’histoire des systèmes de pensée moderne, dirigé
par Jean Salem à l’université de Paris I. Nous collaborons
avec les facultés d’histoire et de philosophie de l’université
de Dijon, ainsi qu’avec la Maison des sciences de
l’homme
de la même université présidée par Serge Wolikow.
Elles organiseront plusieurs journées d’études
consacrées aux problèmes que soulèvent la traduction de
Marx et Engels3 et la diffusion de leurs oeuvres. Un partenaire
important de la GEME est la Fondation Gabriel
Péri
, qui participe au financement des projets. Cette fondation
politique, proche du parti communiste, est présidée
par Robert Hue, l’ancien secrétaire du PCF.4 La traduction
de la Critique a reçu l’aide du Centre National
du Livre (CNL), auprès duquel nous devons déposer une
série de dossiers.

Quelles sont les spécificités de la réception de l’oeuvre de Marx et Engels en France, et
quelle est l’histoire de ses éditions
successives?

JD: L’édition de référence pour la GEME est la MEGA
(Marx-Engels Gesamtausgabe). La MEGA vient de dépasser
la publication de la moitié des textes de Marx
et Engels. Le principe de la MEGA est que chaque texte
de Marx et/ou Engels publié est accompagné d’un volume
critique séparé, ce qui fait un nombre de volume
total colossal! La MEGA édite les textes dans la langue
dans laquelle ils ont été rédigés par les auteurs. La majorité
est en allemand, bien sûr, mais, par exemple, Misère
de la philosophie
, la réponse à Philosophie de la
misère
de Proudhon, a été rédigé en français, c’est donc
dans cette langue qu’il est édité. Des articles du jeune Engels, que nous envisageons de traduire, sont écrits
en anglais. La GEME sera moins volumineuse que cetteédition, certains textes – par exemple des recopiages de
citations – n’exigeant pas une édition en français.

Il existe des projets d’édition des oeuvres complètes de
Marx et Engels en France depuis au moins la fondation
de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), c’est-à-dire depuis le début du 20e siècle. Mais
aucun d’eux n’a abouti. Historiquement, les Editions
sociales
ont eu une place déterminante dans l’édition
de Marx et Engels. Mais elles n’en détenaient pas le monopole. Les Editions sociales étaient notamment
concurrencées par l’édition Gallimard-La Pléiade, placée
sous la responsabilité de Maximilien Rubel. La spécificité
de l’édition Gallimard est qu’il s’agissait d’une
édition de Marx uniquement, et non de Marx et Engels.
Maximilien Rubel défendait en effet l’idée qu’Engels
avait été le premier «corrupteur» des idées de Marx.
Cela apparaît clairement dans l’ouvrage de Rubel intitulé
Marx critique du marxisme5, où l’on voit que les
choix éditoriaux supposent parfois des divergences profondes
quant à la conception des oeuvres éditées… Dans
les années 1970, on trouvait également Marx et Engels
dans les éditions «10/18» (Christian Bourgois), qui ont
été pionnières en matière de traduction de certains
textes, par exemple le chapitre 6 du livre I du Capital,
que Marx n’avait pas intégré à la première édition. Le maître d’oeuvre de l’édition «10/18» était Roger Dangeville,
récemment disparu.

Pourquoi est-il important d’éditer Marx et
Engels conjointement, et de ne pas les
séparer comme le préconise Rubel?

JD: Dissocier Marx et Engels n’a à bien des égards pas
de sens. Bien sûr, je comprends qu’on souhaite le faire
concernant un certain nombre de questions théoriques
et politiques. Mais la GEME a une ambition historique
de contextualisation. Or, du point de vue historique,
Marx sans Engels, c’est un fantasme, une projection a
posteriori
fallacieuse. Il n’y a pas d’exemple dans l’histoire
d’un penseur de l’importance de Marx collaborant
aussi étroitement avec quelqu’un, et produisant une série
de textes rédigés à quatre mains. Sauf à considérer
que le Manifeste du parti communiste est un texte mineur,
jusqu’à preuve du contraire ils l’ont écrit à deux…
Anti-Dühring, un ouvrage auquel beaucoup de
choses ontété reprochées, et qui constitue à certainségards la première «canonisation» du matérialisme historique,
a été relu et commenté par Marx, et Engels a
tenu compte de ses remarques pour la version finale.
Il y a en ce sens un mythe – auquel a largement contribué
Rubel – de la «pureté» de Marx qui serait à retrouver
derrière son utilisation par Engels et les marxistes. A
ce propos, un des possibles chantiers de la GEME sera
de faire un recueil des textes du «jeune Engels» comme
je l’ai signalé, les écrits du «jeune Marx» sont quant à
eux bien connus.6

Les nouvelles technologies auront-elles une
influence sur la GEME?

JD: Absolument. Les technologies numériques actuellement à disposition permettent de perfectionner
l’édition des oeuvres de Marx et Engels. Bientôt, à
l’échelle de cette entreprise, nous éditerons un support
magnétique sur lequel figureront toutes les anciennes
traductions de ces oeuvres. A mesure que le travail de
traduction progressera, il sera possible de substituer aux
anciennes traductions les nouvelles. La numérisation
de toutes les traductions, y compris les plus anciennes,
a un réel intérêt du point de vue de l’histoire
des idées. Elle permet d’envisager la manière dont on
a pu comprendre Marx et Engels à différentes époques.
Par exemple, le terme d’Aufhebung d’origine hégélienne,
qui signifie «dépassement/abolition», a toujours
joué un rôle crucial dans le marxisme, notamment en
ce qui concerne la question du dépassement du capitalisme.
Ce terme a été compris et traduit différemment
selon les époques. Or, en cliquant simplement sur le mot,
on pourra voir apparaître toutes les traductions, et comprendre
ainsi l’évolution du sens de ce concept. L’université
de Dijon souhaite porter ce projet de bibliothèque
numérique de Marx et Engels et nous travaillons aussi
à l’édition d’une bibliographie exhaustive de toutes les
traductions françaises depuis le vivant des deux auteurs.

Pourquoi est-il important de revenir à l’oeuvre de Marx et Engels aujourd’hui? Y
a-t-il une nouvelle génération de militant-e-s
à laquelle s’adresse particulièrement
cette nouvelle édition?

On constate depuis plusieurs années des rééditions de
cette oeuvre par petits morceaux. Par exemple, les éditions
La Fabrique ont récemment proposé une nouvelle
édition de La question juive. La guerre civile en France
va également reparaître chez le même éditeur, dans une
édition établie par Daniel Bensaïd. Aden, un petit éditeur
belge, a réédité Socialisme scientifique et socialisme
utopique
d’Engels. Il existe par ailleurs au
moins six éditions du 18 Brumaire de Louis-Napoléon
Bonaparte
sur le marché. La raison en est que ce texte
a été au programme d’un concours récemment.
Jacques Attali a quant à lui écrit une biographie de Marx
– contestable sur certains points – , mais qui a été un bestseller.7 Bref, un certain retour à Marx et Engels peut
être constaté… Si on faisait la chronologie de ce retour,
elle correspondrait sans doute à celle du renouveau des
mouvements sociaux à partir de la seconde moitié des
années 1990 et à la réapparition aux yeux du public
occidental des catastrophes structurelles du capitalisme.

Notre ambition est de proposer des appareils critiques
et historiques détaillés, qui puissent permettre aux lecteurs-trices, en particulier à ceux et celles qui ne sont
pas des spécialistes, de se plonger dans cette oeuvre dans
les meilleures conditions. C’est une illusion de penser
que le texte «brut» révèle en lui-même son propre sens.
Par exemple, c’est notamment dans la Critique du programme
de Gotha
qu’est utilisée l’expression de «dictature
du prolétariat
». Cette expression n’est pas fréquente
chez Marx, c’est Lénine qui en fera par la suite
un élément central du marxisme. Il est dès lors nécessaire
d’expliquer ce que signifie le mot «dictature»
au 19e siècle. Marx se réfère en l’employant à la Rome
antique, où la dictature est conçue comme légale, strictement
limitée dans le temps, et sert à atteindre des objectifs
déterminés, comme sauver la république d’un danger
imminent. Ce n’est évidemment pas du tout le sens
que revêt le concept de «dictature» depuis le 20e siècle.
Il faut donner les moyens au lecteur-trice d’aujourd’hui,
qui n’a pas nécessairement la même culture
politique qu’il y a quarante ans, de comprendre le
contexte dans lequel les textes sont été écrits.

Dans le choix des textes que vous publiez, y a-t-il des
considérations politiques? Par exemple, privilégier les
textes politiques comme le 18 Brumaire est une
chose, se concentrer sur la critique de l’économie dans
le Capital, en une autre…

Théoriquement non,
puisque nous voulons toutéditer! Mais de fait, il y a des
rythmes de publication qui
s’imposent. Nous sommes
bien entendu sensibles à la
conjoncture politique dans
laquelle nous nous trouvons.
Par exemple, les
textes de Marx sur le colonialisme
sont aujourd’hui
lus différemment qu’il y a
cinquante ans. Vus les multiples
débats actuels sur le
«post-colonialisme», ces
textes ont une connotation
nouvelle. On entend d’ailleurs
sur la question du rapport
de Marx à la question
coloniale bien des idioties…
Là encore, un retour au
texte aussi neutre que possible
permet une meilleure
compréhension de sa position…

Quels sont les
prochains volumes
de la GEME en
prévision?

Le chapitre 6 du livre I du
Capital paraîtra début
2009. Pour la suite, nous y
réfléchissons. Il y aura
peut-être un choix des
textes de Marx sur l’Inde,
qui s’inspirera d’un volume
édité par des
marxistes indiens. Les Grundrisse, un texte d’une
grande importance aujourd’hui, souvent cités par Toni
Négri notamment, sont quasiment introuvables. Or,
il existe une bonne traduction aux Editions sociales,
il s’agit de la réimprimer… Ce n’est pas le travail qui
manque, mais nous sommes confiants dans le fait que
les nouvelles générations militantes sauront quoi faire
avec les ouvrages que nous mettrons à leur disposition…
Marx et Engels sont des auteurs plus subversifs
que jamais!

Propos recueillis par Razmig Keucheyan

  1. Karl Marx, Critique du programme de Gotha, traduit par Sonia Dayan-Herzbrun, présenté par Sonia Dayan-Herzbrun et Jean-Numa Ducange, Paris, Editions sociales, «GEME», 2008.
  2. Xavier Vigna, Jean Vigreux, Serge Wolikow, Le pain, la paix, la liberté
    – expériences et territoires du Front populaire
    , Paris, Editions sociales, 2006.
  3. Une première a déjà eu lieu: http://tristan.ubourgogne.
    fr/UMR5605/manifestations/07_08/08_05_28.html
  4. www.gabrielperi.fr
  5. Voir Maximilien Rubel, Marx critique du marxisme, Paris, Payot, 2000.
  6. Voir notamment la traduction récente de Franz Fischbach: Karl Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, Paris, Vrin, 2007.
  7. Jacques Attali, Karl Marx, ou l’esprit du monde, Paris, Fayard, 2005 (réed. Livre de Poche, 2007).