Colombie: Uribe regonflé à bloc

Colombie

Uribe regonflé à bloc

La libération d’Ingrid Betancourt, des trois agents du FBI états-uniens et des onze autres militaires et policiers colombiens représente un énorme atout pour la réélection du président colombien Álvaro Uribe. Par là-même, elle porte un rude coup à la démocratie et aux libertés dans ce pays. Désormais, plus encore qu’avant, la Colombie est une dangereuse réplique d’Israël en Amérique latine. Il est donc nécessaire de séparer rapidement le bon grain de l’ivraie. Au-delà d’une joie bien compréhensible pour la fin des souffrances d’Ingrid, il n’est pas moins certain que, dès sa première apparition publique, alors qu’elle n’était pas sous un choc émotionnel, l’ex-candidate présidentielle a donné un appui considérable au président colombien, ainsi qu’à son armée, responsables de nombreux crimes. Bien qu’elle ait modéré le ton de ce soutien depuis, elle sait bien, en habile politicienne, que sa première image, vêtue d’un gilet et d’un béret militaires, vaut plus que des centaines de discours.

«Aujourd’hui, j’aimerais être un soldat de plus de cette armée.» «La réélection d’Uribe a été un coup dur pour les FARC.» Ce type de phrases, prononcées par Ingrid Betancourt lors de sa première apparition publique, après l’opération de l’armée colombienne qui lui a rendu la liberté après six ans de détention aux mains des FARC, vont marquer d’un signe indélébile la politique colombienne des prochains mois ou années.

«Ça s’est passé comme au cinéma»

«Ça s’est passé comme au cinéma», ont répété ici et là le Président Uribe, le Ministre de la défense Juan Manuel Santos, les chefs militaires et les médias aux ordres, en reprenant la version officielle de l’action militaire qui a abouti à la libération des plus importants détenus des FARC. Mais on sait bien que le cinéma est une fabrique de rêves. Le déroulement des événements – tel qu’il a été rapporté par le Palais de Nariño (siège de la présidence) – est aussi fantaisiste qu’un conte de fée.

Bien que des détails restent à éclaircir, de nombreuses sources coïncident sur un point: les choses ne se sont pas passées comme Uribe le prétend. Reste à déterminer s’il y a eu une récompense de millions de dollars et une immunité pour les responsables de la détention d’Ingrid et d’autres personnes, ou la trahison d’un groupe de négociateurs, voire une combinaison des deux. Provisoirement, on notera que les FARC – bien qu’indubitablement frappées – ne sont pas affaiblies autant que les autoritées colombiennes le disent.

Si, comme Uribe veut le faire croire, le secrétariat des FARC et les responsables de la détention de Mme Betancourt et des autres ont été infiltrés, il faut en conclure que la plus vieille guérilla du continent rencontre de sérieux problèmes. Si ses problèmes de communication dans la montagne sont aussi importants, il serait même envisageable de pronostiquer sa liquidation militaire rapide.

Mais on peut dire déjà que la réalité est bien différente. Premier élément à relever: les FARC restent un acteur central de la politique colombienne, même si leur position n’est pas facile. Durant ces derniers jours, en se trompant ou par omission, ils ont connu un sérieux revers, permettant à Uribe de consolider sa politique avec l’aide sans prix d’Ingrid Betancourt.

Álvaro Uribe triomphe

Au-delà de tout ce qui nous reste à tirer au clair sur le déroulement des événements du 2 juillet – ce sera la tâche des journalistes qui ont gardé des contacts avec les FARC et sont persécutés pour leur travail professionnel par l’Etat uribiste, de nous apporter d’autres éléments – il est évident que le président colombien sort de cette affaire renforcé. Avec Ingrid libre et élogieuse à son égard, Álvaro Uribe a obtenu plusieurs victoires d’un seul coup, à savoir:

Forcer au silence ses principales critiques. Yolanda Pulecio, la mère d’Ingrid, a dû supporter un Uribe qui lui réclamait «un peu d’amour» sur l’ensemble des médias internationaux depuis le Palais de Nariño. Les membres des familles qui réclamaient qu’il n’y ait pas d’assaut de vive force et voyaient en Uribe une menace ont été démentis. De même, celles et ceux qui voyaient dans un échange humanitaire une issue vers la construction de la paix en Colombie, comme la sénatrice Piedad Córdoba, ont dû se résigner au silence.

Réhabiliter une armée qui assassine. Mario Montoya, qu’Ingrid a embrassé, remercié et couvert de louanges lors de sa première apparition publique, après la fin de sa captivité, est un homme décoré à plusieurs reprises aux Etats-Unis. Son curriculum comprend des liens avec des bataillons clandestins qui ont séquestré, assassiné et monté des attentats contre des dirigeants de gauche entre 1978 et 1979. Ce responsable actuel de l’armée a été le chef de la Force d’intervention du front sud, de 1999 à 2001. Les 100 cadavres trouvés dans le Putumayo, au fond d’une fosse commune, datent de cette époque. Diverses investigations font le lien entre cette force de Montoya et les paramilitaires responsables de ce massacre.

Assurer sa réélection. Alors qu’il doit répondre devant la justice de trafic d’influences en vue de sa réélection, pour avoir acheté le vote de la parlementaire Yidis Medina, voilà qu’apparaît Ingrid Betancourt qui nous explique que cette réélection est la clé pour commencer à résoudre les problèmes. Il n’avait jamais eu de meilleur agent de communication. Qui pourra mettre en cause aujourd’hui un troisième mandat de l’homme qui est la tête de pont des Etats-Unis dans la région? Est-ce ce triomphe qui explique le sourire que le Président colombien arbore depuis jeudi passé et qui ne le quitte pas?

Exclure l’Amérique du Sud. Souvenons-nous d’Álvaro Uribe au sommet de Río, en République Dominicaine, cherchant des excuses face à une avalanche de critiques. Ignoré par un président équatorien encore fâché; un Correa qui ne lui pardonnait pas et ne lui pardonne pas la violation de son territoire. Souvenons-nous de la Colombie villipendée diplomatiquement au sein de l’OEA, réfugiée de façon obscène derrière deux alliés isolés: les Etats-Unis et le Mexique. Et voilà qu’Uribe reçoit un nouveau soutien hors de prix d’Ingrid Betancourt, qui a remercié le Venezuela et l’Equateur mais – immédiatement et avec une élégance douteuse – les a enjoint de se taire, leur assurant que dans son pays il y avait bien «une démocratie» et que «personne n’avait élu les FARC». En clair, elle a dit que la Colombie devait laver son linge sale en famille. Or c’est précisément cela qu’il faut discuter. Le conflit colombien est-il interne, ou au contraire régional?

Des enjeux régionaux

Il est régional pour plusieurs raisons. Nous en noterons trois. Il est régional dans la mesure où – avec la collaboration des Etats-Unis – la Colombie s’attaque à un territoire étranger pour liquider un chef de la guérilla, comme en mars passé, au sud de l’Equateur. Bien que le président de ce pays, Rafael Correa, ait marqué le coup, et dise qu’il en a «jusque-là» du conflit colombien, il n’en est pas moins sûr qu’il doit s’en prendre à son voisin du Nord pour cette action s’il veut gouverner souverainement, comme il l’a promis lors de sa campagne électorale passionnée de 2006.

Il est régional à cause de la présence des Etats-Unis en Colombie, justifiée par le régime uribiste et documentée par des dizaines d’informations, qui représente une menace régionale. Avant tout pour les gouvernements progressistes du Venezuela et de l’Equateur. De la même façon, le président bolivien Evo Morales a interpellé son homologue péruvien García, lequel lui a demandé de garder pour lui ses appréciations sur la présence possible prochainement d’uniformes de Washington à Lima. Après la réunion du Mercosur, quelques jours plus tard, Evo a rappelé que, dans tout pays latino-américain, une base militaire étrangère pose «un problème régional». La dénoncer n’est pas une ingérence mais «une recommandation à nos peuples». Un avis.

Il est régional depuis que le président Uribe lui-même, prisonnier de ses difficultés internes, a demandé de l’aide au président vénézuélien Hugo Chávez et à la sénatrice colombienne Piedad Córdoba, et qu’il a reçu ensuite en silence les représentant-e-s de premier niveau du Brésil, de l’Argentine, de la Bolivie et de l’Equateur afin de garantir la libération unilatérale des premiers détenus des FARC, en décembre-janvier derniers.

Ingrid tourne le dos à la paix

En somme, le renforcement d’Uribe est une mauvaise nouvelle pour […] la paix à long terme. Bien sûr, dans l’immédiat, nous allons voir les FARC se replier politiquement et se taire, mais elles ne sont pas vaincues et se maintiendront au moins à moyen terme. A qui convient ce scénario? Avant tout au formidable marché de l’industrie militaire et aux intérêts des Etats-Unis, qui font ce qu’ils veulent en Colombie, leur tête de pont sur le sous-continent, avec l’excuse du terrorisme.
Cela convient bien aussi à Uribe de maintenir, avec le fantasme des FARC largement discréditées, une excuse pour maintenir une hégémonie basée sur l’extermination des syndicalistes, des dirigeant-e-s des mouvements sociaux et des opposant-e-s combatifs en général.

Dans ce sens, les défenseurs de la paix en Colombie seront les mêmes qu’aujourd’hui. Ils agiront en faveur d’un échange humanitaire et d’un accord qui garantisse la démobilisation des FARC sans le déclenchement d’un massacre du même style que celui de l’Unión Patriótica [Lorsque les FARC avaient abandonné une première fois la lutte armée, en 1984, ndlr]. Jusqu’ici, l’ex- (et peut-être aussi future?) candidate à la présidence Ingrid Betancourt éclipse – et plonge dans l’ombre – la paix convoitée par les Colombiennes et les Colombiens, dont ils ont tant besoin et à laquelle ils rêvent.

Marcos Salgado*

* Traduit par solidaritéS de l’original espagnol publié le 8 juillet sur le site www.rebelion.org.


Un bon conseil
de Fidel Castro…

Dans une prise de position datée du 6 juillet, et relayée par Aporrea et TeleSUR, mais qui n’a pratiquement pas été reprise par les grandes agences de presse internationales, Fidel Castro a donné son point de vue sur la libération d’Ingrid Betancourt et la poursuite du conflit colombien:

«Si je devais suggérer quelque chose aux guérilleros des FARC, c’est qu’ils s’adressent comme ils le peuvent au CICR pour faire connaître leur disposition à remettre en liberté tous les ôtages et détenus qui sont encore entre leurs mains, sans aucune conditions […]J’ai critiqué énergiquement et avec franchise, a-t-il ajouté, la séquestration et la détention de prisonniers dans les conditions de la forêt. Mais je ne suggère pourtant à personne de déposer les armes, dans la mesure où ceux qui l’ont fait durant les cinquante dernières années n’ont pas survécu à la paix. […]
Je ne prétends pas que l’on m’écoute, j’accomplis seulement mon devoir en disant ce que je pense. Tout autre comportement de ma part serait une prime à la déloyauté et à la trahison.
»

Ce conseil tranche avec celui d’Hugo Chávez, qui n’a pas hésité à féliciter Uribe et appelé les FARC à déposer les armes. Il mérite le respect, tout particulièrement à un moment où la pression internationale est si forte. Dans l’entretien que nous a accordé Rodrigo Granda, nous avions aussi critiqué la prise de civils en otage, même si l’adversaire la pratique sur une large échelle. En effet, la fin ne justifie les moyens, que dans la mesure où ces moyens sont compatibles avec la fin poursuivie. Mais nous ne voulons pas épiloguer ici sur l’aspect éthique de la question…

En revanche, sur le plan politique, le poids donné par les FARC à l’échange de leurs détenu-e-s, en particulier d’une personnalité civile comme Ingrid Betancourt, contre leurs militant-e-s emprisonnés par le régime uribiste, a en effet permis de développer une formidable campagne de criminalisation de la guérilla, en Colombie comme à l’échelle internationale. Elle a pu aussi contribuer à démoraliser certains combattant-e-s, de plus en plus enclins a penser en termes de marchés avec l’adversaire. Enfin, elle a sans aucun doute facilité le travail de services de renseignements colombiens suréquipées, avec l’appui logistique des Etats-Unis et d’Israël, qui ont pu marcher méthodiquement sur les traces des négociateurs pour localiser et détruire des éléments importants de la structure dirigeante des FARC. (jb)