Une production littéraire romande engagée et critique

Une production littéraire romande engagée et critique

Nous publions ci-dessous
l’essentiel de la réaction d’un lecteur, concernant
un article du dossier sur les années 68, paru dans le dernier
numéro de solidaritéS.

Dans le riche dossier que solidaritéS consacre aux
années 68, on peut lire une interview du prof. Hans-Ulrich Jost
sur les «écrivains non-conformistes». Si Jost
apporte des renseignements intéressants sur la
littérature alémanique, il «expédie»
en quelques lignes, de façon fort désinvolte, les
écrivains romands. Selon lui, peu d’entre eux auraient «directement
produit des ouvrages en rapport avec la société
politique» ou témoigné d’un «rapport critique
à la société
». Voire…

Quelques noms permettent d’infirmer ses propos. D’abord celui d’Edmond
Gilliard qui pendant des décennies, tant par son enseignement
que par ses écrits, a marqué de son esprit critique et
caustique des générations de gymnasiens. On
relèvera aussi la profonde influence d’André Gorz comme
«passeur» des idées marxistes et sartriennes,
notamment dans le Mouvement démocratique des étudiants
(MDE), dont les liens avec plusieurs jeunes auteurs romands sont
évidents. Dès les années 50, les poètes
Jean-Pierre Schlunegger, Georges Haldas, Jacques Urbain, Gaston
Cherpillod, et même Jacques Chessex, militent pour l’engagement
de l’écrivain, d’où des titres comme Non au réarmement allemand, Plus jamais Hiroshima.
Certes, cette production «progressiste» ne constitue
probablement pas, formellement, le meilleur de leur œuvre…

Dès 1959, avec Je
d’Yves Velan, la politique réinvestit une littérature
romande qui avait été, il est vrai, trop longtemps
confinée dans la veine paysanne et les tourments
intérieurs de personnages marqués par leur calvinisme.
Tant sur le plan formel que par sa thématique (le POP face
à l’ordre garanti par l’Eglise, la Police et le pouvoir
politique), Je fut avec raison perçu à l’époque comme une véritable transgression: «c’est un roman où s’affrontent les classes» (J. Chessex).

Le livre de Cherpillod, Promotion Staline
(1970) sera, lui, une critique au vitriol à la fois de
l’aveuglement et de l’embourgeoisement du Parti du Travail. Quant
à son beau récit Le Chêne brûlé
(1981), ne constitue-t-il pas un détournement, ou une
réappropriation du langage de la bourgeoisie – vocabulaire
châtié, maniement du subjonctif imparfait – au service de
la dénonciation d’un ordre social injuste? Ces deux livres sont,
il est vrai, postérieurs à 68, mais la remarque de Jost
se veut «générale».

Par son essai critique Le bonheur suisse (1964), Luc Boltanski
contribuait à une remise en question fondamentale des
«valeurs helvétiques», à laquelle participait
également le questionnaire Gulliver élaboré par
Charles Apothéloz à l’occasion de l’Expo nationale 64.
C’est cependant l’art dramatique qui nous fournit les meilleurs
exemples d’une production littéraire romande engagée et
critique préparant l’esprit de 68. Force de Loi d’Henri
Debluë (1959), qui évoquait la dernière
exécution capitale en Suisse (dans le canton d’Obwald) et
stigmatisait la bonne conscience bourgeoise helvétique, provoqua
l’ire du très conservateur conseiller fédéral
Ludwig von Moos!

Les murs de la ville (1961) de Bernard Liègme, que l’on peut
comparer à Andorra de Max Frisch, présentait au travers
d’une parabole une critique féroce de la Suisse dominée
par des affairistes capitalistes exploiteurs. Le Banquier sans visage
de Walter Weideli (1964), qui remettait en question la figure quasi
sacralisée de Jacques Necker, provoqua un véritable
scandale à Genève et fut à l’origine du parti
d’extrême droite Vigilance.

On pourrait parler encore du Jurassien Alexandre Voisard, dont
l’œuvre est une ode à la Liberté. Sans doute la
Suisse romande n’eut-elle pas, dans les décennies
d’après-guerre, des géants du format de Frisch et
Dürenmatt. Mais le retentissement public de l’affaire Weideli
montre que ces œuvres critiques – dont plusieurs furent
éditées par La Cité de Nils Andersson et jouées par le Théâtre Populaire Romand – ne gardèrent pas toujours un caractère confidentiel. […]

Pierre Jeanneret