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N° 127 (08/05/2008). A la une: Les profits de la famine
p. 19
Lien direct: https://www.solidarites.ch/journal/d/article/3380
Libre opinion
Une production littéraire romande engagée et critique
Nous publions ci-dessous l’essentiel de la réaction d’un lecteur, concernant un article du dossier sur les années 68, paru dans le dernier numéro de solidaritéS.Dans le riche dossier que solidaritéS consacre aux années 68, on peut lire une interview du prof. Hans-Ulrich Jost sur les «écrivains non-conformistes». Si Jost apporte des renseignements intéressants sur la littérature alémanique, il «expédie» en quelques lignes, de façon fort désinvolte, les écrivains romands. Selon lui, peu d'entre eux auraient «directement produit des ouvrages en rapport avec la société politique» ou témoigné d'un «rapport critique à la société». Voire…
Quelques noms permettent d'infirmer ses propos. D'abord celui d'Edmond Gilliard qui pendant des décennies, tant par son enseignement que par ses écrits, a marqué de son esprit critique et caustique des générations de gymnasiens. On relèvera aussi la profonde influence d'André Gorz comme «passeur» des idées marxistes et sartriennes, notamment dans le Mouvement démocratique des étudiants (MDE), dont les liens avec plusieurs jeunes auteurs romands sont évidents. Dès les années 50, les poètes Jean-Pierre Schlunegger, Georges Haldas, Jacques Urbain, Gaston Cherpillod, et même Jacques Chessex, militent pour l'engagement de l'écrivain, d'où des titres comme Non au réarmement allemand, Plus jamais Hiroshima. Certes, cette production «progressiste» ne constitue probablement pas, formellement, le meilleur de leur œuvre…
Dès 1959, avec Je d'Yves Velan, la politique réinvestit une littérature romande qui avait été, il est vrai, trop longtemps confinée dans la veine paysanne et les tourments intérieurs de personnages marqués par leur calvinisme. Tant sur le plan formel que par sa thématique (le POP face à l'ordre garanti par l'Eglise, la Police et le pouvoir politique), Je fut avec raison perçu à l'époque comme une véritable transgression: «c'est un roman où s'affrontent les classes» (J. Chessex).
Le livre de Cherpillod, Promotion Staline (1970) sera, lui, une critique au vitriol à la fois de l'aveuglement et de l'embourgeoisement du Parti du Travail. Quant à son beau récit Le Chêne brûlé (1981), ne constitue-t-il pas un détournement, ou une réappropriation du langage de la bourgeoisie - vocabulaire châtié, maniement du subjonctif imparfait - au service de la dénonciation d'un ordre social injuste? Ces deux livres sont, il est vrai, postérieurs à 68, mais la remarque de Jost se veut «générale».
Par son essai critique Le bonheur suisse (1964), Luc Boltanski contribuait à une remise en question fondamentale des «valeurs helvétiques», à laquelle participait également le questionnaire Gulliver élaboré par Charles Apothéloz à l'occasion de l'Expo nationale 64. C'est cependant l'art dramatique qui nous fournit les meilleurs exemples d'une production littéraire romande engagée et critique préparant l'esprit de 68. Force de Loi d'Henri Debluë (1959), qui évoquait la dernière exécution capitale en Suisse (dans le canton d'Obwald) et stigmatisait la bonne conscience bourgeoise helvétique, provoqua l'ire du très conservateur conseiller fédéral Ludwig von Moos!
Les murs de la ville (1961) de Bernard Liègme, que l'on peut comparer à Andorra de Max Frisch, présentait au travers d'une parabole une critique féroce de la Suisse dominée par des affairistes capitalistes exploiteurs. Le Banquier sans visage de Walter Weideli (1964), qui remettait en question la figure quasi sacralisée de Jacques Necker, provoqua un véritable scandale à Genève et fut à l'origine du parti d'extrême droite Vigilance.
On pourrait parler encore du Jurassien Alexandre Voisard, dont l'œuvre est une ode à la Liberté. Sans doute la Suisse romande n'eut-elle pas, dans les décennies d'après-guerre, des géants du format de Frisch et Dürenmatt. Mais le retentissement public de l'affaire Weideli montre que ces œuvres critiques - dont plusieurs furent éditées par La Cité de Nils Andersson et jouées par le Théâtre Populaire Romand - ne gardèrent pas toujours un caractère confidentiel. […]
Pierre Jeanneret
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