Nouveau Musée des Beaux-Arts: à la Riponne ou à Bellerive ?

Nouveau Musée des Beaux-Arts: à la Riponne ou à Bellerive ?



Le 20 février, à
l’initiative d’«A Gauche toute!», une centaine
de personnes ont assisté au débat opposant Michel
Thévoz, ancien directeur du Musée de l’Art brut, et
Bernard Fibicher, directeur du Musée cantonal des Beaux-Arts,
concernant le projet de nouveau musée cantonal, prévu
à Bellerive. Nous reproduisons ci-dessous les principaux
arguments des deux intervenants dans cette controverse.


La culture mercenaire

S’agissant d’art, c’est-à-dire d’un
secteur apparemment moins vital que l’économie, le
logement ou la santé, on s’étonne de la
mobilisation politique, économique et médiatique en
faveur du projet de Bellerive. Pourquoi cette sainte alliance des
partis (des socialistes notamment), des organes de presse (24 Heures
spécialement), des grandes entreprises surtout, si
féroces quand il s’agit de profits possibles, et soudain
généreuses au point de prendre en charge une institution
traditionnellement financée par l’Etat?

Parce que les milieux dirigeants ont développé depuis des
siècles une culture de l’image et qu’ils savent en
tirer politiquement parti (Blocher, Anker, Hodler, même combat!).
Les musées sont des gisements de symboles forts, qui, à
l’instar de n’importe quel signe ou de n’importe
quelle arme, peuvent servir à instruire ou à manipuler,
à libérer ou à tétaniser. L’art
n’est pas une qualité intrinsèque à un
objet, c’est un rapport, qui peut être interactif ou
interpassif, culturel ou religieux, généreux ou
mercantile. Telle est l’alternative: ou bien un grand Rumine, qui
comprendrait la quasi-totalité de l’édifice assorti
d’une aile contemporaine sur la Riponne, foyer participatif de
création et d’échanges culturels accessible
à la population et aux écoliers, au cœur de la vie
urbaine; ou bien, avec Bellerive, une vitrine pour produits de luxe
dans un site touristique.

Ce qui est déterminant, au-delà des goûts et des
couleurs, c’est le statut juridique inhérent à
chacun des projets: le Grand Rumine resterait propriété
de l’Etat et partie intégrante de l’administration
publique; en revanche, l’édification et la gestion de
Bellerive, nécessitant un financement privé
prépondérant, entraîneraient, de l’aveu
même de ses protagonistes, un passage au statut de fondation de
droit public intégrant dans son conseil les sponsors,
collectionneurs et dépositaires au prorata de leur
investissement. Ce statut, en dépit de son appellation,
représenterait un pas vers la privatisation (la Banque cantonale
vaudoise n’est-elle pas elle aussi une fondation de droit public?)

Maintenant que les communications, les transports,
l’énergie, la santé, ont basculé, le
musée, ultime sanctuaire public, agace les milieux
économiques. Il est symptomatique que leurs annonces de
sponsoring ou de donations soient conditionnelles et relèvent de
la menace plutôt que du mécénat: «Ce sera
Bellerive ou rien». Qui paie commande! Passé un certain
seuil de dépendance, les grandes options artistiques, et
notamment le choix des expositions et des acquisitions, vont
obéir à des critères de moins en moins culturels
et de plus en plus publicitaires. Le transfert néolibéral
du musée dans la sphère privée aura pour
conséquence de l’assujettir lui aussi aux lois du
marché, c’est-à-dire aux critères de
rentabilité, de vogue passagère et d’audimat qui
régissent déjà la mode et la télé.

Collaborer ou résister à la privatisation d’un
patrimoine millénaire d’une valeur symbolique inestimable,
tel est l’enjeu!

Michel Thévoz

Pour Bellerive!

Pourquoi ne pas rester à Rumine?

Le Palais de Rumine ne sera jamais utilisable en tant que musée
moderne, à moins de l’évider complètement et
de tout reconstituer à l’intérieur. Transformer cet
instrument lourd en un espace conforme aux normes internationales du
point de vue climat et sécurité, accessible aux visiteurs
et aux œuvres, permettant un parcours logique et agréable,
coûterait à coup sûr plus cher que la part de
l’Etat dans une nouvelle construction à Bellerive. Ejecter
la Bibliothèque cantonale serait une perte qu’aucune
augmentation des visiteurs du Musée cantonal des Beaux-Arts ne
parviendrait jamais à combler. L’identité et la
notoriété d’un musée étant intimement
liées à son lieu et à son architecture, un palais
néoflorentin, anachronisme déjà au début du
XXe siècle, n’a aucune chance de devenir une vitrine de
l’innovation, un symbole de créativité dans lequel
le citoyen moderne puisse se reconnaître.

Pourquoi déplacer le Musée à Bellerive?

Il faut construire un musée là où on attend les
nouveaux publics, les gens qui ont du temps, surtout le week-end. Le
sud lausannois avec ses écoles, ses institutions culturelles
(théâtre de Vidy, musée de l’Elysée,
Musée olympique, musée et jardin botanique), ses
infrastructures (hôtels, arrêt Ouchy du métro M2)
possède un potentiel énorme. Il faut élargir le
concept classique du musée comme lieu de conservation (par
rapport aux œuvres) et de connaissances (par rapport au public:
bourgeois) en intégrant les notions de loisir et de plaisir. La
zone industrielle de Bellerive a la possibilité de devenir une
aire de détente, de culture et d’échanges. Loin de
détruire la nature, la construction du nouveau Musée des
Beaux-Arts (nMBA) à Bellerive permettrait au contraire à
un maximum de personnes de jouir de ce site extraordinaire. Ce terrain
vague serait grandement valorisé par les aménagements
paysagers prévus, par le chemin public contournant le
bâtiment au-dessus du lac, par la vue panoramique qu’on
aura depuis le toit.

Un musée élitaire?

Un écrin de luxe pour une élite? Bien sûr que le
Musée à Bellerive se doit d’être beau et
prestigieux, s’il veut être en principe accessible à
tous les publics: Vaudois, touristes, jeunes, personnes
âgées, minorités. Le musée de Bellerive ne
sera pas une tour d’ivoire, mais un lieu de convivialité et de
rencontre, une institution en osmose avec son contexte culturel,
sociétal, économique tant local que global, un point
d’ancrage de notre mémoire et une fenêtre ouverte
sur le monde.

Un musée privatisé?

Si des «privés» (pour l’instant, la fondation
Leenardts et la Loterie Romande) s’investissent dans le
financement de la moitié des frais de construction, cela ne
signifie pas qu’on va assister à la mainmise du
privé sur une institution de l’Etat. Rappelons en passant
que le Palais de Rumine a été financé
entièrement par la fortune privée de Gabriel de Rumine!
Le Musée de Bellerive sera un musée étatique, donc
indépendant de tous les intérêts (qu’ils
soient politiques ou économiques).

Bernard Fibicher