Kosovo: l’indépendance et après ?

Kosovo: l’indépendance et après ?

Foules du Kosovo fêtant
l’indépendance dans la joie, manifestations de
protestation à Belgrade et ailleurs: une nouvelle mèche
a-t-elle été allumée dans la
«poudrière des Balkans»? C’est pour le savoir
que nous nous sommes entretenus avec Catherine Samary,
économiste et spécialiste de la région, auteure
notamment de Yougoslavie, de la décomposition aux enjeux
européens, Ed. du Cygne, 2008.

La proclamation unilatérale de l’indépendance,
le 17 février, a été reçue par des
scènes de liesse dans les principales villes de Suisse, vu
l’importance de la population kosovare dans ce pays. Quelle est
l’importance réelle de cette proclamation
d’indépendance?

C’est symboliquement et politiquement très important pour
les Albanais du Kosovo. L’aspiration à se retrouver soit
dans un cadre albanais unifié, soit dans un Etat souverain du
Kosovo (avec la revendication d’une république du Kosovo
en 1968 dans l’ex-Yougoslavie) est de longue date et profonde. La
liesse albanaise exprime aussi la fierté d’être
soutenu par les principales puissances occidentales contre
l’alliance Serbie/Russie… La déclaration
d’indépendance est évidemment perçue en sens
inverse à Belgrade, à la fois comme une transgression du
droit international, une perte symbolique du «berceau» du
premier Etat Serbe et une source d’insécurité pour
les quelque 120 000 Serbes du Kosovo, dont près de la
moitié vit dans des enclaves.

Le nouvel Etat est-il viable de manière autonome ou ne
sera-t-il qu’un paravent pour une sorte de dominion
européen, à l’image de ce qui se passe en Bosnie?

Comme la Bosnie-Herzégovine, le Kosovo sera formellement
indépendant mais sous la tutelle d’un
«Représentant spécial» de l’Union
Européenne. Ce dernier aura «notamment compétence
pour abroger des décisions ou des lois adoptées par les
autorités du Kosovo et pour sanctionner et révoquer les
agents publics» considérés comme néfastes
à la mise en œuvre du règlement. Je cite ici le
projet de règlement Ahtisaari1. La présence de
l’OTAN est maintenue, assortie d’une «mission
PESD» (Politique européenne de sécurité et
de défense) dans tous les domaines juridiques. Enfin, on oublie
aussi de dire que c’est l’euro, géré par la
Banque centrale allemande qui a cours au Kosovo. En
Bosnie-Herzégovine, il n’y a pas d’euro mais un
«mark convertible» (!), de fait inconvertible à
l’extérieur. Un citoyen bosnien ne peut devenir gouverneur
de la Banque centrale. Et la Bosnie s’est enlisée dans le
quasi-protectorat, avec un rejet croissant des pouvoirs de proconsul du
Haut représentant, démettant des élus, etc. Le
bilan socio-économique est celui d’un échec.
Malheureusement, le Kosovo risque de connaître les mêmes
«syndromes de dépendance» et les mêmes
tensions dangereuses.

Vue d’ici, l’économie du Kosovo paraît
souffreteuse, avec son fort taux de chômage, sa dépendance
des fonds extérieurs et ses zones grises, sans parler de tout ce
que l’on attribue aux mafias locales. Est-ce une caricature
occidentale ou ce sombre tableau comporte-t-il une part de
réalité?

Le trafic et les mafias sont des réalités, initialement
favorisées par le démantèlement social et
politique de l’ancien système, la «transition
guerrière», et les sanctions contre la Serbie. La
«paix» continue à les nourrir, par la
pauvreté, l’absence de reconstruction d’un cadre
légal et social stable et la présence internationale.
Mais, ce qu’on ne dit pas assez, c’est que les conflits
avec Belgrade sur les privatisations des ressources minières
(que l’indépendance ne réglera pas de sitôt),
l’absence de financement public et l’euro ont réduit
dramatiquement les activités productives: le Kosovo est devenu
une vaste zone de «commerce» – dont le trafic –
dominée par des produits occidentaux en direction notamment du
personnel étranger. Des milliers d’hectares de terres
fertiles qui ne trouvaient pas d’aides et de financements publics
(«rigueur budgétaire» oblige…) pour
être exploités ont été sacrifiés pour
construire des bâtiments commerciaux. Et le pays connaît
des coupures récurrentes d’électricité alors
qu’il dispose de ressources potentielles suffisantes pour tous
les Balkans. Après près de neuf ans de protectorat, le
Kosovo avec quelque 50% de chômeurs a un PNB par habitant
d’à peine plus de 1000 euros, dont une bonne part est
basée sur les salaires étrangers…

Au moment de la reconnaissance de l’indépendance du
Kosovo, on a vu des pays européens s’y opposer par crainte
de voir leurs propres minorités nationales s’inspirer de
l’exemple kosovar. Cet «effet domino» de
l’indépendance peut-il vraiment déstabiliser les
pouvoirs régionaux?

Ce sera un atout exploité par toutes les communautés
à logique sécessionniste et par la Russie dans sa
volonté de peser au plan international. Mais les tensions
principales vont se situer dans la périphérie balkanique
immédiate de l’Union européenne. Un referendum
d’autodétermination dans la partie serbe de
Bosnie-Herzégovine est possible, mais aussi du côté
des villages frontaliers à dominante albanaise en Serbie. Il
demeure aussi des interrogations sur la stabilité en
Macédoine, en dépit de progrès dans les droits
reconnus à la population albanaise qui rassemble 25% de la
population. Les promesses d’intégration européenne
censées tempérer les tensions sont malheureusement peu
crédibles et bien trop arrogantes.

Mais l’instabilité sera d’abord interne au Kosovo,
notamment en bordure de la Serbie autour de Mitrovica,
encouragée par l’évolution interne en Serbie
même. Les discours menaçants à Belgrade et Moscou
ont été sans doute en partie des coups de poker. Mais
l’accumulation des échecs serbes et la guerre de
l’OTAN ont légué des frustrations majeures que les
politiques économiques néolibérales n’ont
certainement pas calmées. Globalement, il y a une très
grande imbrication des questions balkaniques: une stabilisation ne peut
être purement locale, les droits nationaux reconnus doivent
être cohérents et assortis de mécanismes
d’égalité et de cohésion sociale. Mais
est-ce un problème «balkanique»? Il faudrait une
autre construction européenne.

Entretien réalisé par la rédaction

1   
 Règlement Ahtisaari: du nom de l’envoyé
spécial de l’ONU, le finlandais Martti Ahtisaari, auteur
du Projet global de règlement du statut du Kosovo qui entrera en
application.