Centenaire de la naissance de Simone de Beauvoir: quel héritage pour les féministes anticapitalistes?

Centenaire de la naissance de Simone de Beauvoir: quel héritage pour les féministes anticapitalistes?

Le nombre de publications autour de ce
centenaire fait courir le risque de tomber dans diverses formes
d’hagiographie ou dans le style «people» (voir le
colloque organisé par Julia Kristeva ou le dossier du Nouvel
Observateur). Certes, la question de la transmission de
l’héritage est importante, tant par rapport aux
débats théoriques et politiques, que par rapport aux
jeunes militantes et militants qui ont grandi avec le droit de vote,
ainsi que le droit à la contraception et à
l’avortement, qui pourraient avoir tendance à oublier que
ces droits ne sont jamais acquis une fois pour toutes… Mais il
faut aller au-delà.

La question de l’héritage de Simone de Beauvoir est
complexe et nécessite une réflexion commune. Nombreuses
sont les féministes qui se réclament d’elle. Mais,
comme on a pu le voir dans le débat autour du foulard, les
«féministes» ne sont pas une mais multiples, et
peuvent avoir des opinions fort différentes, voire
conflictuelles. En quoi est-ce que la pensée de Simone de
Beauvoir peut nourrir les luttes d’aujourd’hui
(différences salariales, précarité, racisme et
féminisme, parité, etc.)?

L’impact du Deuxième Sexe

Simone de Beauvoir est indéniablement une figure clé du
mouvement féministe français, et bien au-delà. Son
œuvre théorique, autobiographique et romanesque, dans les
années 50, 60, et 70, a touché des milliers de femmes et
leur a permis de mettre un nom aux formes d’oppression
spécifiques qu’elles vivaient. Son activité
militante, au sein du MLF entre autres, pour le droit à
l’avortement et à la contraception, dans la Ligue des
droits de la femme, ainsi que dans plusieurs revues, dont
«Questions féministes», illustre l’importance
du lien entre la théorie et la pratique. On voit ainsi comment
l’œuvre théorique et romanesque de Simone de
Beauvoir a nourri le mouvement féministe naissant et comment
l’activité militante a fécondé et
modifié ses positions théoriques.

Dans un premier temps, il faut souligner la notoriété
intellectuelle de Simone de Beauvoir et de Sartre dans la France
d’après-guerre. Cette notoriété était
due au fait que l’existentialisme était la philosophie
à la mode et qu’elle était incarnée par eux
deux, autant dans leur œuvre que dans leur manière de
vivre. Sartre publie L’Etre et le néant en 1943, mais
c’est surtout à travers son œuvre romanesque et
théâtrale – Huis clos, Les Mains sales –
qu’il touche un public plus large. Le Deuxième Sexe
paraît en 1949 et suscite un débat intellectuel immense.
Les ténors intellectuels de l’époque, tels
François Mauriac, Albert Camus, et Julien Gracq, pour n’en
citer que quelques-uns, sont offusqués par sa critique du
mariage, du natalisme, et sa revendication d’une sexualité
liée au plaisir et non à la maternité.
Qu’une femme puisse et ose parler de la sexualité et
revendiquer le plaisir! La tradition voulait que seuls les hommes, en
fins connaisseurs, puissent parler «de la femme». La
gauche, et le PCF en particulier, n’est pas plus accueillante. Il
ne faut pas oublier que, pendant les années 50, le PCF
défend des positions très conservatrices en
matière de famille, de sexualité et de contraception. Des
milliers de femmes sont touchées par cette œuvre, comme
par les Mémoires et les romans de Simone de Beauvoir. Cette
notoriété trouvera un prolongement dans
l’engagement politique des deux auteurs.

Au-delà de Sartre…

Alors que leur engagement a été quasi inexistant pendant
la Deuxième Guerre mondiale – contrairement à des
philosophes comme Jankélévitch – Sartre et de
Beauvoir se sont investis dans la lutte anticoloniale des années
60, dans l’opposition à la guerre d’Algérie
comme dans celle à la guerre du Vietnam. À partir de Mai
68, leur implication est devenue plus collective et militante. Simone
de Beauvoir a poursuivi cet engagement avec une grande
fidélité, jusqu’à sa mort en 1986.

Avec le recul des années, il est plus facile de séparer
la notoriété du personnage public de la
théoricienne militante. Aussi peut-on mieux voir comment son
œuvre résiste au temps. Force est de constater que
l’existentialisme n’est plus une référence
depuis longtemps, et que les deux grandes œuvres philosophiques
de Sartre, L’Etre et le néant et La Critique de la raison
dialectique, œuvre inachevée puis qu’il a
renoncé à en écrire le deuxième volume,
n’a guère fait école. D’ailleurs, il est peu
probable qu’une féministe d’aujourd’hui
voudrait être associée aux considérations sexistes
et aux métaphores machistes flagrantes de L’Etre et le
néant. Par contre, Le Deuxième Sexe, souvent
qualifié d’essai dans le passé (sous-entendu, un
genre mineur), a été finalement reconnu comme une oeuvre
philosophique importante.

Dans son étude remarquable L’Etude et le rouet, la
philosophe française Michèle Le Doeuff pose la question
de savoir comment, à partir du cadre référentiel
commun de l’existentialisme, Sartre et de Beauvoir sont
amenés à des résultats si différents, voire
contradictoires. En partant du même cadre philosophique, Simone
de Beauvoir se place au niveau de la morale existentialiste en
privilégiant les valeurs de l’authenticité et de la
liberté. Elle réfute toute théorie essentialiste
avec ses variantes de la «femme éternelle», du
«Noir», de la «nature humaine». Tout comme les
hommes ne pensent pas de la même façon, toutes les femmes
ne pensent pas de la même façon. Pour cette raison Simone
de Beauvoir ne pourrait pas souscrire aux théories de la
«différence», soutenues par plusieurs
féministes françaises de la génération
suivante, car elles réintroduisent une forme
d’essentialisme. Là où Sartre parle de
l’Autre en termes de domination, de Beauvoir met en avant
l’exigence de la réciprocité des consciences.
L’«Autre en soi» n’existe pas. La perception
des autres varie et dépend de chaque être humain.

Penser les contraintes extérieures

De Beauvoir souligne la pluralité de la condition humaine. Sans
apporter une réponse définitive à la question de
l’origine de l’oppression spécifique des femmes
(bien qu’elle écarte des réponses biologiques,
psychanalytiques et historiques matérialistes), Simone de
Beauvoir analyse les formes qu’ont prises cette oppression et son
corollaire, la souffrance. Tout en exigeant la fin de cette oppression
et la libération des femmes, elle n’offre aucune assurance
d’un bonheur futur. Le dépassement de
l’existentialisme se fait en partant des contraintes
matérielles, question sur laquelle Sartre a buté dans sa
Critique de la raison dialectique.

L’existentialisme de la première heure n’admet pas
de contraintes extérieures, par exemple de déterminations
économiques ou sociales – il n’y a que des
«situations» qu’il s’agirait de transcender.
Faute de quoi l’on tombe dans la «mauvaise foi». Par
opposition, Simone de Beauvoir écrit dans Le Deuxième
Sexe que «les restrictions que l’éducation et la
coutume imposent à la femme limitent sa prise sur
l’univers» (T. II, p. 634). Ou, en d’autres termes,
«la femme ne peut pas se revendiquer comme sujet, parce
qu’elle n’en a pas les moyens concrets» (Le Doeuff,
p. 114). Le fait de ne pas pouvoir se penser comme sujet implique que
l’on ne peut pas se penser comme sujet avec des projets.

M. Le Doeuff identifie cependant deux obstacles
épistémologiques dans Le Deuxième Sexe. Le premier
concerne l’horizon intellectuel du livre, celui du
libéralisme classique. Dans une telle perspective, tout comme le
libre jeu du marché ne doit pas être entravé par
des lois ou des règlements, les solutions aux problèmes
des êtres humains ne peuvent être qu’individuelles.
Une femme, une Simone de Beauvoir par exemple, peut briser les
«restrictions» de l’éducation et de la
coutume, mais qu’en est-il pour les autres? Le deuxième
obstacle se situe au niveau de l’optimisme affiché
à la fin du livre, où Simone de Beauvoir écrit:
«en gros, nous avons gagné». Or, on est en droit de
se demander qui est ce «nous» et si la bataille est
vraiment gagnée.

Engagement et lutte collective

Entre 1949, date de la parution du Deuxième Sexe et les
années 70, le cadre conceptuel de Simone de ­Beauvoir va
évoluer au contact de jeunes militantes féministes, entre
autres au sein du MLF. En effet, pour ces féministes et des
milliers d’autres femmes, la lecture du Deuxième Sexe,
malgré son cadre référentiel individualiste, leur
a permis de prendre conscience d’une condition commune et de la
nécessité de lutter pour une solution collective.

Alors qu’auparavant, Simone de Beauvoir considérait que la
contraception et l’avortement n’étaient plus
tellement problématiques, puisque des solutions techniques
existaient, à partir de la fin des années 60, elle
consacre désormais une partie importante de son temps à
des activités militantes qui visent à concevoir des
solutions collectives aux problèmes de l’oppression des
femmes. Par ailleurs, elle reconnaît le poids des institutions
qui relayent l’oppression et la nécessité de lutter
contre elles. Même si vers la fin de sa vie, Simone de Beauvoir
considère elle-même la démarche du Deuxième
Sexe comme individualiste et idéaliste, il n’y a pas le
moindre doute que son oeuvre reste pertinente et incontournable.

Dans le domaine théorique, son refus de toute forme
d’essentialisme est capital, car c’est un problème
endémique qui revient sous différentes formes
(aujourd’hui, on stigmatise «les musulmanes»). Le
fait que les femmes puissent se reconnaître comme des sujets avec
la possibilité de construire des projets autres que ceux
imposés par l’idéologie patriarcale est un autre
message. Mais ce qui me paraît essentiel, c’est cette
dialectique entre l’élaboration théorique et le
travail militant. Cette dialectique a permis à Simone de
Beauvoir d’ouvrir et d’enrichir son cadre théorique,
passant de l’individualisme libéral à une
conscience collective nécessitant une lutte collective contre
les institutions. Les militantes féministes ont
bénéficié de cet immense apport théorique.
En effet sans ce va-et-vient entre élaboration théorique
et pratique militante, le risque de dérives est grand, car les
questions entourant l’oppression spécifique des femmes
sont complexes. Comment mener une réflexion qui tienne compte
à la fois de cette oppression spécifique, de
l’aliénation au sein des sociétés
capitalistes et de la question du sexisme et du racisme?

Attention à la récupération!

La décision prise de créer un prix Simone de Beauvoir
«pour la liberté des femmes» illustre bien cette
complexité et le danger de dérives. Le prix a
été discerné à l’écrivaine
Taslima Nasreen et à l’ex-députée
néerlandaise d’origine somalienne Ayaan Hirsi Ali*. Ces
deux femmes, vivant dans des contextes très différents,
sont menacées pour avoir exercé leur liberté de
pensée et de parole. On pourrait donc considérer dans un
premier temps que le choix est cohérent. Mais dans un second
temps survient une mise en scène qui parasite le message.
Voilà qu’un meeting est organisé à Paris
pour remettre le prix Simone de Beauvoir à Ayaan Hirsi, assorti
d’une demande de naturalisation en France.

Sur le podium se trouve entre autres Julia Kristeva, Elisabeth
Badinter, Claude Lanzmann… et Bernard-Henri Lévy –
un militant féministe bien connu! –, Rama Yade et
Valérie Pécresse, ministres dans le gouvernement de
Sarkozy, qui a introduit un ministère de l’identité
nationale, qui fixe des quotas annuels pour l’expulsion des
immigré-e-s en situation
«irrégulière», qui introduit des tests ADN
pour certains regroupements familiaux, etc. Par ailleurs, il est
annoncé dans la presse que Sarkozy veut remettre le prix Simone
de Beauvoir à Taslima Nasreen lors de son passage à
Paris. On assiste ici à un véritable détournement
du prix Simone de Beauvoir «pour la liberté des
femmes» par les représentant-e-s d’une politique
qu’elle aurait combattue. Pourquoi, lors de la même
soirée, ces mêmes personnes n’ont-elles pas
profité pour demander la régularisation de milliers de
familles en France, menacées d’expulsion…

Le travail que mène l’équipe de la revue Nouvelles
Questions Féministes, fondée par Simone de Beauvoir et
Christine Delphy, illustre une autre façon de poursuivre le
travail théorique et militant de Simone de Beauvoir. Le
numéro consacré au thème «Sexisme et
racisme: le cas français» met le doigt sur le danger
d’un glissement raciste dans certaines prises de position
féministes apparues notamment lors du débat sur la loi
sur le foulard. De même, les dossiers publiés dans le
numéro sur «Sexisme, racisme, et postcolonialisme»,
mettent en évidence la difficulté que rencontrent des
militantes des anciens pays colonisés à faire entendre
leurs voix et la spécificité de leur oppression au sein
des mouvements féministes. Ces exemples parmi d’autres
montrent l’urgence d’un travail d’élaboration
collective sur des positions théoriques et politiques claires.
En Suisse, la montée de l’UDC et les propos
xénophobes visant avant tout les habitant-e-s musulmans du pays,
nous posent un nouveau défi. Pour le moment, il n’y a
guère de consensus sur la lutte à mener dans les milieux
féministes anticapitalistes. Il est temps que le débat
s’engage.

Mary Honderich


*Les écrits d’Ayaan Hirsi Ali et la campagne
médiatique autour de sa demande de naturalisation
française posent de nombreux problèmes. Il faudrait y
revenir dans un autre article.

Quelques lectures:
S. de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, Editions Gallimard, 1949.
M. Le Doeuff, L’Etude et le rouet, Editions du Seuil, 1989.
C. Delphy, S. Chaperon: Cinquantenaire du Deuxième Sexe, Editions Syllepse, 2002.