Crise financière et récession annoncéeMarx peut-il encore nous aider à comprendre?

Crise financière et récession annoncée
Marx peut-il encore  nous aider à comprendre ?

A
l’heure où l’UBS déclare un déficit
historique et où les Etats-Unis voient resurgir le spectre de la
récession, on peut se demander si le recours à la
critique marxiste de l’économie politique,
élaborée au XIXe siècle, est encore
légitime pour comprendre le capitalisme du XXI e.
Au-delà des mécanismes spécifiques de la crise
actuelle – et sur lesquels nous reviendrons prochainement –
Marx peut-il nous aider à saisir les raisons du comportement du
système économique, à la fois mystérieux et
erratique, contradictoire en tous les cas? C’est cette question
qu’aborde ici l’économiste Michel Husson, chercheur
à l’IRES (Institut de recherches économiques et
sociales) et membre du conseil scientifique d’ATTAC, dans deux
textes dont nous avons extrait quelques points clefs.
1
Son argumentation est plus longuement développée dans un
article à paraître ce mois dans la revue française
Droit du travail, sous le titre «Le capitalisme contemporain et
Marx».
2 (réd.)

Périodiquement,la grande presse économique fait
explicitement référence à la critique marxiste du
capitalisme. Dans son édition du 19 décembre 2002, The
Economist écrivait que «le communisme comme système
de gouvernement était mort ou mourant» mais que «son
avenir semblait assuré en tant que système
d’idées». Business Week du 20 janvier 2003
évoquait le retour de la lutte des classes. Plus
récemment, dans le Financial Times du 28 décembre 2006,
John Thornhill soulignait que «l’essor récent de la
mondialisation qui, à bien des points de vue, évoque
l’époque de Marx a sans aucun doute conduit à un
intérêt renouvelé pour sa critique du capitalisme
(…) Comment peut-il se faire que deux pour cent les plus riches
de la population adulte du monde possèdent plus de 50 pour cent
de la richesse mondiale tandis que la moitié la plus pauvre
n’en possède que 1% ? Comment peut-on comprendre le
capital sans lire Das Kapital?». En France, Jacques Attali vient
de publier une biographie de Marx3 où il soutient que
c’est seulement aujourd’hui que l’on se pose les
questions auxquelles répondait Marx.

Ces références ne suffisent cependant pas à
ignorer une objection après tout légitime: en se
réclamant d’une œuvre datant du XIXème
siècle pour analyser la réalité
d’aujourd’hui, ne risque-t-on pas de sombrer dans un
archaïsme dogmatique? Ce procès en archaïsme est
recevable, et il peut être mené à partir de deux
postulats, dont un seul suffirait d’ailleurs à rendre
caduque la référence marxienne. Pour justifier le recours
à l’appareil conceptuel marxiste, il faut donc remettre en
cause l’un et l’autre de ces postulats.

Le premier est que la science économique est une science qui
aurait, depuis Marx, accompli des progrès qualitatifs, voire
opéré des changements de paradigme irréversibles.
Dans ce cas, l’analyse marxiste est rendue obsolète, non
pas tant en raison des transformations de son objet, mais des
progrès de la science économique. Cette conception de la
«science économique» comme une science, et en tout
cas comme une science unifiée et progressant
linéairement, doit être récusée.
Contrairement par exemple à la physique, les paradigmes de
l’économie continuent en effet à coexister de
manière conflictuelle, comme ils l’ont fait depuis le
début. L’économie dominante actuelle, dite
néo-classique, est construite sur un paradigme qui ne
diffère pas fondamentalement de celui d’écoles
pré-marxistes ou même pré-classiques. Le
débat triangulaire entre l’économie
«classique» (Ricardo), l’économie
«vulgaire» (Say ou Malthus) et la critique de
l’économie politique (Marx) continue à peu
près dans les mêmes termes. Les rapports de forces qui
existent entre ces trois pôles ont évolué, mais pas
selon un schéma d’élimination progressive de
paradigmes qui tomberaient peu à peu dans le champ
pré-scientifique.

L’économie dominante ne domine pas en raison de ses effets
de connaissance propres mais en fonction des rapports de force
idéologiques et politiques plus généraux. Pour ne
prendre qu’un exemple, on peut évoquer le débat
tout à fait d’actualité sur les «trappes
à chômage»: des indemnisations trop
généreuses décourageraient les chômeurs de
reprendre un emploi et seraient l’une des causes principales de
la persistance du chômage. Or, ce sont exactement les mêmes
arguments que ceux qui étaient avancés en Grande-Bretagne
pour remettre en cause la loi sur les pauvres (en 1832). Il
s’agit d’une question sociale qu’aucun progrès
de la science n’est venu trancher.

Le second postulat est que le capitalisme d’aujourd’hui
serait qualitativement différent de celui qui était
l’objet d’étude dont disposait Marx. Ses analyses
pouvaient être utiles pour comprendre le capitalisme du XIXe
siècle, mais elles auraient été rendues
obsolètes par les transformations intervenues depuis lors dans
les structures et les mécanismes du capitalisme. Certes, le
capitalisme contemporain n’est évidemment pas similaire,
dans ses formes d’existence, à celui que connaissait Marx.
Mais les structures principales de ce système sont
restées invariantes, et on peut même soutenir au contraire
que le capitalisme contemporain est plus proche d’un
fonctionnement «pur» que ne l’était celui de
l’«Age d’or» qui va de la Seconde Guerre
Mondiale au milieu des années 1970.

Si ce double point de vue est adopté (absence de progrès
cumulatifs de la «science» économique et invariance
des structures capitalistes) il devient licite d’appliquer les
schémas marxistes aujourd’hui. Mais on ne peut se
satisfaire pour autant d’une version affaiblie du dogmatisme qui
consisterait à faire entrer plus ou moins de force la
réalité d’aujourd’hui dans un cadre
conceptuel marxien. Il faut encore montrer qu’on en tire un
bénéfice, une plus-value, et que l’on
réussit à mieux comprendre le capitalisme contemporain.
C’est ce que la suite de ce texte essaie de faire autour de
quelques exemples.

A quoi sert la théorie de la valeur?

La théorie de la valeur-travail est au cœur de
l’analyse marxiste du capitalisme. Il est donc normal de
commencer par elle si l’on veut évaluer
l’utilité de l’outil marxiste pour la
compréhension du capitalisme contemporain. Il n’est pas
question ici d’exposer cette théorie dans tous ces
développements.4 On peut après tout la
résumer très succinctement autour d’une idée
centrale: c’est le travail humain qui est la seule source de
création de valeur. Par valeur, il faut entendre ici la valeur
monétaire des marchandises produites sous le capitalisme. On se
trouve alors confronté à cette véritable
énigme, que les transformations du capitalisme n’ont pas
fait disparaître, d’un régime économique
où les travailleurs produisent l’intégralité
de la valeur mais n’en reçoivent qu’une fraction
sous forme de salaires, tandis que le reste va au profit. Les
capitalistes achètent des moyens de production (machines,
matières premières, énergie, etc.) et de la force
de travail; ils produisent des marchandises qu’ils vendent et se
retrouvent au bout du compte avec plus d’argent qu’ils
n’en ont investi au départ. Le profit est la
différence entre le prix de vente et le prix de revient de cette
production. C’est ce constat qui sert de définition dans
les manuels, mais le mystère de la source du profit reste entier.

C’est autour de cette question absolument fondamentale que Marx
ouvre son analyse du capitalisme dans Le Capital. Avant lui les grands
classiques de l’économie politique, comme Smith ou
Ricardo, procédaient autrement, en se demandant ce qui
réglait le prix relatif des marchandises: pourquoi, par exemple,
une table vaut-elle le prix de cinq pantalons? Très vite, la
réponse qui s’est imposée consiste à dire
que ce rapport de 1 à 5 reflète plus ou moins le temps de
travail nécessaire pour produire un pantalon ou une table.
C’est ce que l’on pourrait appeler la version
élémentaire de la valeur-travail. Ensuite, ces
économistes – que Marx appelle classiques et qu’il
respecte (à la différence d’autres
économistes qu’il baptisera «vulgaires»)
– cherchent à décomposer le prix d’une
marchandise. Outre le prix des matières premières, ce
prix incorpore trois grandes catégories, la rente, le profit et
le salaire. Cette formule «trinitaire» semble très
symétrique: la rente est le prix de la terre, le profit le prix
du capital, et le salaire est le prix du travail. D’où la
contradiction suivante: d’un côté, la valeur
d’une marchandise dépend de la quantité de travail
nécessaire à sa production; mais, d’un autre
côté, elle ne comprend pas que du salaire. L’analyse
se complique encore quand on remarque, comme le fait Ricardo, que le
capitalisme se caractérise par la formation d’un taux
général de profit, autrement dit que les capitaux tendent
à avoir la même rentabilité quelle que soit la
branche dans laquelle ils sont investis.

Ricardo ne réussira pas à résoudre cette
difficulté. Marx propose sa solution, qui est à la fois
géniale et simple (au moins a posteriori). Il applique à
la force de travail, cette marchandise un peu particulière, la
distinction classique, qu’il fait sienne, entre valeur
d’usage et valeur d’échange. Le salaire est le prix
de la force de travail qui est socialement reconnu à un moment
donné comme nécessaire à sa reproduction. De ce
point de vue, l’échange entre le vendeur de force de
travail et le capitaliste est en règle générale un
rapport égal. Mais la force de travail dispose d’une
propriété particulière – c’est sa
valeur d’usage – de produire de la valeur. Le capitaliste
s’approprie l’intégralité de cette valeur
produite, mais n’en paie qu’une partie, parce que le
développement de la société fait que les
salariés peuvent produire durant leur temps de travail une
valeur plus grande que celle qu’ils vont récupérer
sous forme de salaire. Faisons comme Marx, dans les premières
lignes du Capital, et observons la société comme une
«immense accumulation de marchandises» toutes produites par
le travail humain. On peut en faire deux tas: le premier tas est
formé des biens et services de consommation qui reviennent aux
travailleurs; le second tas, qui comprend des biens dits «de
luxe» et des biens d’investissement, correspond à la
plus-value. Le temps de travail de l’ensemble de cette
société peut à son tour être
décomposé en deux: le temps consacré à
produire le premier tas est appelé par Marx le travail
nécessaire, et c’est le surtravail qui est consacré
à la production du second tas.

Cette représentation est au fond assez simple mais, pour y
parvenir, il faut évidemment prendre un peu de recul et adopter
un point de vue social. C’est précisément ce pas de
côté qu’il est si difficile de faire parce que la
force du capitalisme est de proposer une vision de la
société qui en fait une longue série
d’échanges égaux. Contrairement au
féodalisme où le surtravail était physiquement
perceptible – le paysan devait travailler un certain nombre de
jours par an sur les terres du seigneur ou lui remettre une fraction de
sa propre récolte – cette distinction entre travail
nécessaire et surtravail devient opaque dans le capitalisme, en
raison même des modalités de la répartition des
richesses et d’une très profonde division sociale du
travail. Or, ce dispositif fonctionne encore aujourd’hui et prend
même une forme exacerbée avec la financiarisation.

La finance permet-elle de s’enrichir en dormant?

L’euphorie boursière et les illusions créées
par la «nouvelle économie» ont donné
l’impression que l’on pouvait «s’enrichir en
dormant», bref que la finance était devenue une source
autonome de valeur. Ces fantasmes typiques du capitalisme n’ont
rien d’original, et on trouve dans Marx tous les
éléments pour en faire la critique, notamment dans ses
analyses du Livre 3 du Capital consacrées au partage du profit
entre intérêt et profit d’entreprise. Marx
écrit par exemple que: «dans sa représentation
populaire, le capital financier, le capital rapportant de
l’intérêt est considéré comme le
capital en soi, le capital par excellence».5 Il semble
en effet capable de procurer un revenu, indépendamment de
l’exploitation de la force de travail. C’est pourquoi,
ajoute Marx, «pour les économistes vulgaires qui essaient
de présenter le capital comme source indépendante de la
valeur et de la création de valeur, cette forme est
évidemment une aubaine, puisqu’elle rend
méconnaissable l’origine du profit et octroie au
résultat du procès de production capitaliste –
séparé du procès lui-même – une
existence indépendante».6

L’intérêt, et en général les
revenus financiers, ne représentent pas le «prix du
capital» qui serait déterminé par la valeur
d’une marchandise particulière, comme ce peut être
le cas du salaire pour la force de travail; il est une clé de
répartition de la plus-value entre capital financier et capital
industriel. Cette vision «soustractive», où
l’intérêt est analysé comme une ponction sur
le profit s’oppose totalement à la vision de
l’économie dominante, celle que Marx qualifiait
déjà de «vulgaire», et qui traite de la
répartition du revenu selon une logique additive. Dans la vision
apologétique de cette branche de l’économie, la
société est un marché
généralisé où chacun vient avec ses
«dotations», pour offrir sur les marchés ses
services sous forme de «facteurs de production». Certains
offrent leur travail, d’autres de la terre, d’autres du
capital, etc. Cette théorie ne dit évidemment rien des
bonnes fées qui ont procédé à
l’attribution, à chaque «agent», de ses
dotations initiales, mais l’intention est claire: le revenu
national est construit par agrégation des revenus des
différents «facteurs de production» selon un
processus qui tend à les symétriser. L’exploitation
disparaît, puisque chacun des facteurs est
rémunéré selon sa contribution propre.

Ce type de schéma a des avantages mais présente aussi
bien des difficultés. Par exemple, des générations
d’étudiants en économie apprennent que «le
producteur maximise son profit». Mais comment ce profit est-il
calculé? C’est la différence entre le prix du
produit et le coût des moyens de production, donc les salaires
mais aussi le «coût d’usage» du capital. Ce
dernier concept relativement récent résume à lui
seul les difficultés de l’opération,
puisqu’il dépend à la fois du prix des machines et
du taux d’intérêt. Mais si les machines ont
été payées et les intérêts
versés, quel est ce profit que l’on maximise? Question
d’autant plus intéressante que ce profit, une fois
«maximisé» est nul. Et s’il ne l’est
pas, il tend vers l’infini, et la théorie
néoclassique de la répartition s’effondre, puisque
le revenu devient supérieur à la
rémunération de chacun des «facteurs». La
seule manière de traiter cette difficulté est, pour
l’économie dominante, de la découper en morceaux et
d’apporter des réponses différentes selon les
régions à explorer, sans jamais assurer une
cohérence d’ensemble, qui ne saurait être
donnée que par une théorie de la valeur dont elle ne
dispose pas. Pour résumer ces difficultés, qui
ramènent à la discussion de Marx, la théorie
dominante oscille entre deux positions incompatibles. La
première consiste à assimiler
l’intérêt au profit – et le capital
emprunté au capital engagé – mais laisse
inexpliquée l’existence même d’un profit
d’entreprise. La seconde consiste à distinguer les deux,
mais, du coup, s’interdit la production d’une
théorie unifiée du capital. Toute l’histoire de la
théorie économique bourgeoise est celle d’un
va-et-vient entre ces deux positions contradictoires, et cette question
n’a pas été réglée par les
développements de la «science économique».

La théorie de la valeur est donc particulièrement utile
pour traiter correctement le phénomène de la
financiarisation. Une présentation largement répandue
consiste à dire que les capitaux ont en permanence le choix de
s’investir dans la sphère productive ou de se placer sur
les marchés financiers spéculatifs, et qu’ils
arbitreraient entre les deux en fonction des rendements attendus. Cette
approche a des vertus critiques, mais elle a le défaut de
suggérer qu’il y a là deux moyens alternatifs de
gagner de l’argent. En réalité, on ne peut
s’enrichir en Bourse que sur la base d’une ponction
opérée sur la plus-value, de telle sorte que le
mécanisme admet des limites, celles de l’exploitation, et
que le mouvement de valorisation boursière ne peut
s’autoalimenter indéfiniment.

D’un point de vue théorique, les cours de Bourse doivent
être indexés sur les profits attendus. Cette liaison est
évidemment très imparfaite, et dépend aussi de la
structure de financement des entreprises: selon que celles-ci se
financent principalement ou accessoirement sur les marchés
financiers, le cours de l’action sera un indicateur plus ou moins
précis. L’économiste marxiste Anwar Shaikh a
exhibé une spécification qui montre que cette relation
fonctionne relativement bien pour les Etats-Unis.7 Il en va
de même dans le cas français: entre 1965 et 1995,
l’indice de la Bourse de Paris est bien corrélé
avec le taux de profit. Mais cette loi a été clairement
enfreinte dans la seconde moitié des années 90: à
Paris, le CAC40 a par exemple été multiplié par
trois en cinq ans, ce qui est proprement extravagant. Le retournement
boursier doit donc être interprété comme une forme
de rappel à l’ordre de la loi de la valeur qui se fraie la
voie, sans se soucier des modes économiques. Le retour du
réel renvoie en fin de compte à l’exploitation des
travailleurs, qui est le véritable «fondamental» de
la Bourse. La croissance de la sphère financière et des
revenus qu’elle procure, n’est possible qu’en
proportion exacte de l’augmentation de la plus-value non
accumulée, et l’une comme l’autre admettent des
limites, qui ont été atteintes.

Accumulation et crises périodiques

La théorie marxiste de l’accumulation et de la
reproduction du capital propose un cadre d’analyse de la
trajectoire du mode de production capitaliste. Ce dernier est
doté d’un principe d’efficacité
spécifique, qui ne l’empêche pas de buter
régulièrement sur des contradictions (qu’il a
jusqu’ici réussi à surmonter). Son histoire lui a
fait parcourir différentes phases qui le rapprochent d’une
crise systémique, mettant en cause son principe central de
fonctionnement, sans qu’il soit pour autant possible d’en
déduire l’inéluctabilité de son effondrement
final.

Commençons par une apologie paradoxale: le capitalisme est, dans
l’histoire de l’humanité, le premier mode de
production à faire preuve d’un tel dynamisme. On peut le
mesurer par exemple à l’essor sans précédent
de la productivité du travail depuis le milieu du XIXème
siècle, qui faisait dire à Marx que le capitalisme
révolutionnait les forces productives. Cette performance
découle de sa caractéristique essentielle, qui est la
concurrence entre capitaux privés mus par la recherche de la
rentabilité maximale. Cette concurrence débouche sur une
tendance permanente à l’accumulation du capital («la
Loi et les prophètes» disait Marx), qui bouleverse en
permanence les méthodes de production et les produits
eux-mêmes et ne se contente pas d’augmenter
l’échelle de la production.

Ces atouts ont pour contrepartie des difficultés structurelles
de fonctionnement, qui se manifestent par des crises
périodiques. On peut repérer deux contradictions
absolument centrales qui combinent une tendance à la
suraccumulation, d’une part, à la surproduction
d’autre part. La tendance à la suraccumulation est la
contrepartie de la concurrence: chaque capitaliste tend à
investir pour gagner des parts de marché, soit en baissant ses
prix, soit en améliorant la qualité du produit. Il y est
d’autant plus encouragé que le marché est porteur
et la rentabilité élevée. Mais la somme de ces
actions, rationnelles quand elles sont prises séparément,
conduit presque automatiquement à une suraccumulation. Autrement
dit, il y a globalement trop de capacités de production mises en
place, et par suite trop de capital pour qu’il puisse être
rentabilisé au même niveau qu’avant. Ce qui est
gagné en productivité se paie d’une augmentation de
l’avance en capital par poste de travail, ce que Marx appelait la
composition organique du capital.

La seconde tendance concerne les débouchés. La
suraccumulation entraîne la surproduction, en ce sens qu’on
produit aussi trop de marchandises par rapport à ce que le
marché peut absorber. Ce déséquilibre provient
d’une sous-consommation relative, chaque fois que la
répartition des revenus ne crée pas le pouvoir
d’achat nécessaire pour écouler la production. Marx
a longuement étudié les conditions de la reproduction du
système, que l’on peut résumer en disant que le
capitalisme utilise un moteur à deux temps: il lui faut du
profit, bien sûr, mais il faut aussi que les marchandises soient
effectivement vendues, de manière à empocher
réellement ce profit, à le «réaliser»
pour reprendre le terme de Marx. Il montre que ces conditions ne sont
pas absolument impossibles à atteindre mais que rien ne garantit
qu’elle soient durablement satisfaites. La concurrence entre
capitaux individuels porte en permanence le risque de suraccumulation,
et donc de déséquilibre entre les deux grandes
«sections» de l’économie: celle qui produit
les moyens de production (biens d’investissement, énergie,
matières premières, etc.) et celle qui produit les biens
de consommation. Mais la source principale de
déséquilibre est la lutte de classes: chaque capitaliste
à tout intérêt à baisser les salaires de ses
propres salariés, mais si tous les salaires sont bloqués,
alors les débouchés viennent à manquer. Il faut
alors que le profit obtenu grâce au blocage des salaires soit
redistribué vers d’autres couches sociales qui le
consomment et se substituent ainsi à la consommation des
salariés défaillante.

Le fonctionnement du capitalisme est donc irrégulier par
essence. Sa trajectoire est soumise à deux sortes de mouvement
qui n’ont pas la même ampleur. Il y a d’un
côté le cycle du capital qui conduit à la
succession régulière de booms et de récessions.
Ces crises périodiques plus ou moins marquées, font
partie du fonctionnement «normal» du capitalisme. Il
s’agit de «petites crises» dont le système
sort de manière automatique: la phase de récession
conduit à la dévalorisation du capital et crée les
conditions de la reprise. C’est l’investissement qui
constitue le moteur de ces fluctuations en quelque sorte automatiques.

Cycle court et ondes longues

Mais le capitalisme a une histoire, qui ne fait pas que
répéter ce fonctionnement cyclique et qui conduit
à la succession de périodes historiques, marquées
par des caractéristiques spécifiques. La théorie
des ondes longues développées par Ernest Mandel8 conduit au repérage résumé dans le tableau ci-dessous.

Tableau 1. La succession des ondes longues

expansive phase récessive
1ère onde longue   1789-1816 1816-1847
2ème onde longue  1848-1873 1873-1896
3ème onde longue   1896-1919 1920-1919/45
4ème onde longue   1940/45-1967/73
les «Trente Glorieuses»
1968/73-?
«la Crise»

Sur un rythme beaucoup plus long, le capitalisme connaît ainsi
une alternance de phases expansives et de phases récessives.
Cette présentation synthétique appelle quelques
précisions. La première est qu’il ne suffit pas
d’attendre 25 ou 30 ans. Si Mandel parle d’onde
plutôt que de cycle, c’est bien que son approche ne se
situe pas dans un schéma généralement
attribué – et probablement à tort – à
Kondratieff, de mouvements réguliers et alternés des prix
et de la production.9 L’un des points importants de la
théorie des ondes longues est de rompre la symétrie des
retournements: le passage de la phase expansive à la phase
dépressive est «endogène», en ce sens
qu’il résulte du jeu des mécanismes internes du
système. Le passage de la phase dépressive à la
phase expansive est au contraire exogène, non automatique, et
suppose une reconfiguration de l’environnement social et
institutionnel. L’idée clé est ici que le passage
à la phase expansive n’est pas donné d’avance
et qu’il faut reconstituer un nouvel «ordre
productif». Cela prend le temps qu’il faut, et il ne
s’agit donc pas d’un cycle semblable au cycle conjoncturel
dont la durée peut être reliée à la
durée de vie du capital fixe. Voilà pourquoi cette
approche ne confère aucune primauté aux innovations
technologiques: dans la définition de ce nouvel ordre productif,
les transformations sociales (rapport de forces capital-travail,
degré de socialisation, conditions de travail, etc.) jouent un
rôle essentiel.

Le déroulé des ondes longues a évidemment quelque
chose à voir avec le taux de profit. Mais cela ne veut pas dire
que la phase expansive se déclenche automatiquement dès
que le taux de profit franchit un certain seuil. C’est là
une condition nécessaire mais pas suffisante. Il faut que la
manière dont se rétablit le taux de profit apporte une
réponse adéquate à d’autres questions
portant notamment sur la réalisation. Voilà pourquoi la
succession des phases n’est en rien donnée à
l’avance. Périodiquement, le capitalisme doit ainsi
redéfinir les modalités de son fonctionnement et mettre
en place un «ordre productif», qui réponde de
manière cohérente à un certain nombre de questions
quant à l’accumulation et à la reproduction. Il
faut en particulier combiner quatre éléments :10

  • un mode d’accumulation qui règle les
    modalités de la concurrence entre capitaux et du rapport
    capital-travail;
  • la technologie: un type de forces productives matérielles;
  • la régulation sociale: droit du travail, protection sociale, etc.;
  • le type de division internationale du travail.

Le taux de profit est un bon indicateur synthétique de la double
temporalité du capitalisme. A court terme, il fluctue avec le
cycle conjoncturel, tandis que ses mouvements de long terme
résument les grandes phases du capitalisme. La mise en place
d’un ordre productif cohérent se traduit par son maintien
à un niveau élevé et à peu près
«garanti». Au bout d’un certain temps, le jeu des
contradictions fondamentales du système dégrade cette
situation, et la crise est toujours et partout marquée par une
baisse significative du taux de profit. Celle-ci reflète une
double incapacité du capitalisme à reproduire le
degré d’exploitation des travailleurs et à assurer
la réalisation des marchandises. La mise en place progressive
d’un nouvel ordre productif se traduit par un
rétablissement plus ou moins rapide du taux de profit.
C’est de cette manière qu’il nous semble utile de
reformuler la loi de la baisse tendancielle du taux de profit: ce
dernier ne baisse pas de manière continue mais les
mécanismes qui le poussent à la baisse finissent toujours
par l’emporter sur ce que Marx appelait les contre-tendances.
L’exigence d’une refonte de l’ordre productif
réapparaît donc périodiquement.

L’approche marxiste de la dynamique longue du capital pourrait en
fin de compte être résumée de la manière
suivante: la crise est certaine, mais la catastrophe ne l’est
pas. La crise est certaine, en ce sens que tous les arrangements que le
capitalisme s’invente, ou qu’on lui impose, ne peuvent
supprimer durablement le caractère
déséquilibré et contradictoire de son
fonctionnement. Seul le passage à une autre logique pourrait
déboucher sur une régulation stable. Mais ces remises en
cause périodiques qui scandent son histoire n’impliquent
nullement que le capitalisme se dirige inexorablement vers
l’effondrement final. A chacune de ces «grandes
crises», l’option est ouverte: soit le capitalisme est
renversé, soit il rebondit sous des formes qui peuvent
être plus ou moins violentes (guerre, fascisme), et plus ou moins
régressives (tournant néo-libéral). C’est
dans ce cadre que l’on doit examiner la trajectoire du
capitalisme contemporain.

Michel Husson


1    Il
s’agit respectivement de Comprendre le capitalisme actuel
(intervention au séminaire Marx au XXIe siècle) et de
Lire le Capital aujourd’hui (introduction à
l’édition résumée en espagnol de Gabriel
Deville) que l’on peut consulter sur le site http://hussonet.free.fr/
2    http://www.editecom.com/index_ds.html
3    Jacques Attali, Karl Marx ou l’esprit du monde, Fayard, Paris, 2005.
4    Pour un exposé synthétique, on peut
se reporter au premier chapitre de la brochure de Christian Barsoc, Les
rouages du capitalisme: http://hussonet.free.fr/rouages.pdf
5    Le Capital, Livre Troisième, Tome II, Ed. Sociales, 1970, p. 42
6    Le Capital, Livre Troisième, Tome II, Ed. Sociales, 1970, p. 56
7    Anwar M.Shaikh, «The Stock Market and the
Corporate Sector: A Profit-Based Approach», Working Paper
n°146, The Jerome Levy Economics Institute, September 1995: http://hussonet.free.fr/shaikh.pdf
8    Voir Ernest Mandel, Long waves of capitalist
development, deuxième édition révisée,
Verso, 1995.
9    Nicolas D. Kondratieff, Les grands cycles de la conjoncture, Economica, 1992.
10    pour une présentation plus
détaillée, voir Christian Barsoc, Les rouages du
capitalisme, déjà cité.