« It’s a Free World ! » de Ken Loach

« It’s a Free World ! » de Ken Loach
Mécanique de marchandisation de l’humain

Après «Le vent se
lève» (Palme d’or 2006), narrant la
résistance des Irlandais contre la domination anglaise dans les
années 1920, Ken Loach retrouve une problématique
contemporaine pour nous présenter une critique puissante du
libéralisme actuel dans «It’s a free world!»,
son dernier long métrage visible actuellement sur les
écrans genevois.

Katowice, Pologne. Angie, employée dans une agence de travail
intérimaire, recrute des candidat-e-s à
l’émigration. A des infirmières, elle propose un
emploi de femme de ménage ou de jeune fille au pair. Mais Angie
est aussi une mère célibataire qui tente
désespérément de récupérer la garde
de son fils confiée aux grands-parents. Alors le jour où,
ayant éconduit un supérieur, elle se retrouve sans
emploi, la lutte commence pour retrouver une place dans la
société. Elle finit par prendre le parti de créer
sa propre entreprise et elle entraîne sa colocataire et amie Rose
dans ce projet. Au début sympathique, généreuse et
attachante, Angie trouve de plus en plus son aise dans un
système qui l’avait auparavant si bien
évincé, jusqu’à sembler y adhérer
corps et âme. Dans le but de gagner toujours plus d’argent
toujours plus vite, elle décide de se lancer dans
l’exploitation de clandestin-e-s et sans-papiers, allant
jusqu’à en dénoncer certain-e-s pour
récupérer leurs logements. Voulant s’en sortir
coûte que coûte, Angie finira par trahir ceux et celles
qu’elle prétendait aider.

Logique du système..

Cette fois-ci, Ken Loach choisit comme protagoniste principal non pas
la victime, mais bien l’exploiteur. Bien que particulier, ce
choix est bien étudié et finement travaillé et
Angie ne nous paraît pas pour autant antipathique: elle
n’est pas un monstre, elle lutte simplement pour améliorer
sa condition. Il n’en reste pas moins qu’elle est le
parfait produit du système actuel. Pour avoir des clients, elle
doit être concurrentielle. Et, pour être concurrentielle,
elle pense devoir faire des choses condamnables. Elle encaisse les
taxes des ouvriers-ères sans les reverser ensuite au
gouvernement, elle loge des ouvriers-ères dans des lieux
insalubres en leur réclamant un loyer exorbitant, elle emploie
des clandestins-e-s qui n’ont pas de papiers, etc. Son approche
est simple et correspond au principe de tout échange commercial:
acheter le moins cher possible pour vendre le plus cher possible.

Ken Loach nous dira d’Angie: «Je crois que le public peut
s’identifier à Angie […]. On ne peut pas simplement
la rejeter, en se disant qu’il n’existe aucun point commun
entre elle et nous. Or, le système fonctionne grâce aux
Angies du monde. C’est-à-dire grâce à des
gens comme vous et moi.»

Le monde d’Angie n’est pas celui de contremaîtres et
de chefs d’équipes sans scrupules ou d’organisations
mafieuses maniant avec facilité la contrainte physique. Elle
reste proche de nous. Elle contourne la loi plus qu’elle ne la
défie. Cette version «modérée» de
l’exploitation des travailleurs-euses immigrés est plus
insidieuse, parce que plus répandue et plus
tolérée (ou du moins plus ignorée). Angie est le
portrait d’une femme moderne, courageuse, capable de passer par
nécessité du côté des oppressés
à celui des oppresseurs.

Et liberté… du marché

Ken Loach ne condamne pas Angie, mais bien le système qui
réveille son égoïsme et lui offre alibis et
justifications pour commettre l’ignominie.

 «It’s a Free World!». Titre ironique nous
ramenant à une société ou liberté rime avec
libre marché. La «liberté» des
ouvriers-ères, celle de laisser famille derrière soi et
d’aller se faire exploiter dans d’autres pays. La
liberté des entrepreneurs, celle de pouvoir voler, tricher,
flouer les autres sans s’inquiéter outre mesure.

Le père d’Angie, autre grande figure du film, fait part de
son désarroi à sa fille: comment peut-elle ainsi nier
tous les acquis sociaux si durement obtenus durant le XXe
siècle?! Angie emploie ces terribles mots pour se
dédouaner de ses actes: «C’est un monde
libre…». Elle souligne ainsi le fossé qui
s’est créé en peu de temps entre deux
générations de prolétaires.

Ce qui fait la force du film, ce n’est pas le seul propos
vigoureux démontré avec classe et sobriété,
mais aussi un jeu d’acteurs-trices des plus justes. Pour y
arriver, une seule solution, impliquer les acteurs-trices. Ken Loach ne
recherche pas des célébrités mais des
tempéraments. Lorsqu’il déniche Kierston Wareing
(alors à deux mois d’un diplôme de secrétaire
juridique) pour le rôle d’Angie, il lui fait improviser
certaines scènes plutôt que de lui en faire
répéter d’autres tirées du scénario.
Autre exemple: en ce qui concerne le père d’Angie,
l’acteur est en réalité un ancien
délégué syndical des dockers qui n’a eu
aucune difficulté à paraître sincère
lorsqu’il reproche à sa fille son reniement de la
condition ouvrière.

Pour éviter des jeux trop calculés, les
comédien-ne-s découvrent leurs scènes de jour en
jour et le tournage se fait dans l’ordre chronologique (quitte
à en augmenter le coût). Parfois même, lorsque des
situations violentes doivent être tournées, les
acteurs-trices ne sont pas du tout prévenus.

Professionnel-le-s et non-professionnel-le-s se côtoient ainsi
sur un plateau où ne se trouve aucun rail de travelling et le
moins de projecteur possible, pour que «le fossé entre le
cinéma et le reste du monde soit le plus étroit
possible».

C’est à ces conditions, notamment, que l’on obtient des acteurs-trices qu’ils jouent vrai.

Une surexploitation invisible

A la fin du film, Ken Loach ne nous propose pas de solution. Peu
importe. Il dresse le constat d’une marchandisation de
l’humain. Laissons le mot de la fin à Paul Laverty,
scénariste du film: «Il faut beaucoup de personnes comme
Angie pour lubrifier la longue chaîne complexe de sous-traitance
et de sous-sous-traitance qui nous permet d’acheter notre
sandwich fraîchement préparé, notre poulet
surgelé ou notre barquette de fraises. Une
main-d’œuvre invisible, exploitée, est
impliquée dans chacun des aspects de notre vie. Peut-être
avons-nous besoin du culot des Angies de notre monde pour faire le sale
boulot à notre place et garder hors de notre vue les
détails sordides de ce qui se passe dans les entrepôts,
aux abords des grandes villes…»

Clio

It’s a Free World…,
de Ken Loach (GB, Allemagne, Espagne, 2007), avec Kierston Wareing,
Juliet Ellis, Leslaw Zurek, Colin Caughlin, Joe Siffleet, Raymond
Mearns; 1h35.