Entretien avec Michel Husson

Entretien avec Michel Husson


«Nouvelle économie»?
Relance de l’expansion à long termes?
Retour de la récession aux Etats-Unis?
Où va l’économie mondiale?


A l’occasion de ce numéro spécial sur la mondialisation, nous nous sommes entretenus avec l’économiste français Michel Husson. Membre de l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES), actif au sein du comité scientifique d’Attac-France, et auteur de nombreux ouvrages, dont Misère du capital (Ed. Syllepse, 1996) et Les ajustements de l’emploi (Ed. Page Deux, 1999).


La nouvelle économie a-t-elle réussi à réconcilier le capital et le travail ?


Comme toute idéologie, celle de la nouvelle économie tire sa force de son flou. Dès que l’on veut décortiquer ce que cette notion recouvre, on risque d’apparaître comme l’archaï-que qui ne comprend pas que «ça change». Mais ce risque est à mettre en regard d’un autre, celui de jouer les gogos, et il faut donc y aller voir. Le constat général est alors le suivant: les technologies sont nouvelles, pas de problème, mais l’économie dans laquelle elles sont plongées, le capitalisme, n’a rien de vraiment nouveau, et on peut même dire qu’il régresse vers ses formes les plus primitives.


Que les nouvelles technologies de l’information suscitent des gains de productivité considérables, c’est possible. Que la finance occupe un rôle déterminant dans le financement du capital et dans la répartition des revenus, c’est évident. Que les biens immatériels occupent une place croissante dans la consommation, c’est indéniable. Que l’on ait enregistré aux Etats-Unis une période de croissance assez longue et sans inflation, c’est encore vrai. Mais aucune de ces tendances ne transforme fondamentalement le fait que la production sociale est orientée en fonction de la rentabilité et que les besoins sociaux ne sont satisfaits que dans la mesure où ils sont adéquats à ce critère.


Lors de la dernière grève de Boeing, les salariés, et les «cols blancs» en premier, ont refusé des stock options et demandé du salaire à la place. Le retournement de la Bourse, qui est restée plate dans le meilleur des cas l’année dernière, met un terme à cette idée, pas vraiment nouvelle non plus, de transformer les salariés, ou une fraction d’entre eux, en capitalistes.


L’un des débats qui traversent la gauche radicale actuellement porte sur l’émergence ou non d’une nouvelle «onde longue expansive» du développement capitaliste. Penses-tu que le modèle néolibéral puisse servir de base à une période durable de croissance économique et sociale, comme le fut le modèle keynésien-fordiste au sortir de la guerre ?


Il faut d’abord souligner que c’est une question en partie disjointe de la précédente. Il ne suffit pas qu’apparaissent de nouvelles technologies pour installer une croissance durable. Un tel postulat relève d’un marxisme vulgaire, qui est d’ailleurs repris aujourd’hui par les idéologues du capital. Pour qu’une onde longue expansive s’installe, il faut trois choses : du profit, des débouchés, et une adéquation entre ce qui est produit et ce qui est demandé. Depuis une quinzaine d’années le capitalisme, disons néolibéral, fonctionne selon un modèle qui produit du profit sur la base de l’austérité salariale, utilise la finance pour redistribuer la plus-value vers des couches de consommateurs riches et compenser ainsi l’atonie salariale, et tend à réduire au minimum la satisfaction de besoins sociaux jugés non rentables.


Ce modèle ne peut fonctionner que sur la base d’une montée générale des inégalités sociales et géographiques, qui permettent de transférer le revenu là où il se consomme de manière adéquate aux critères marchands capitalistes. Ce modèle a donc sa cohérence économique, mais il se heurte à un certain nombre de limites : il est dépourvu de la légitimité que pouvait avoir le modèle d’après-guerre, il fonctionne de manière chaotique avec des crises localisées répétées, il repose sur la coexistence de zones dynamiques et de zones à croissance étouffée.


Il présente enfin une configuration inédite où le profit se rétablit sans que l’accumulation suive. Bref, les ressorts de cette phase du capitalisme diffèrent par bien des points des phases expansives précédentes et elle ressemble plus à une stabilisation des mécanismes de la phase récessive, qu’à l’émergence d’un nouveau modèle.


Pourtant les Etats-Unis connaissent depuis plus de dix ans un cycle ininterrompu de croissance économique, fondé, si l’on en croit le discours dominant, sur les énormes gains de productivité que permettent les «nouvelles technologies». Quel est ton jugement sur le cycle américain actuel, et sur sa capacité à se perpétuer ?


J’ai plutôt le sentiment qu’il s’agit d’un cycle «high tech» plutôt que d’un «Nouvel Age». Mais la question se pose effectivement de savoir pourquoi le cycle a duré si longtemps. A mon sens, la réponse essentielle ne se trouve pas dans les vertus miraculeuses des nouvelles technologies, mais dans la capacité des Etats-Unis à activer en même temps deux moteurs de la croissance. Le premier est une relance par la consommation, fondée non pas tant sur une croissance du revenu que sur une augmentation de la partie qui en est consommée, donc sur un recul du taux d’épargne des ménages, qui est à peu près nul aujourd’hui.


Le second moteur est le boom de l’investissement de la seconde moitié des années 90, qui a effectivement dopé la productivité et fondé ainsi le mythe de la nouvelle économie. Mais cet investissement n’a été possible que par l’afflux de financements externes et a bénéficié – paradoxalement si l’on veut – du retrait des capitaux des pays émergents après la crise financière de 1997-98. Si ce boom de l’investissement s’interrompt, les gains de productivité risquent de plonger et de creuser la dépression. C’est la thèse de Michael Mandel, pourtant un des inventeurs du concept de «nouvelle économie», dans son livre The Coming Internet Depression. La durée de ce cycle aux Etats-Unis peut donc être interprétée autrement que comme l’amorce d’une nouvelle phase d’expansion : elle découle d’une configuration particulière, peu susceptible de durer très longtemps ou de se généraliser à d’autres zones.


L’Union européenne est finalement parvenue à mettre en place sa monnaie unique. A ton avis, en quoi l’unification monétaire de l’Europe va-t-elle modifier les rapports de force économiques internationaux, du point de vue, notamment, de l’outrageuse domination de l’économie américaine jusqu’ici?


Cette outrageuse domination est bien entendu un élément-clé du tableau, qui rend improbable la généralisation du cycle des Etats-Unis à l’Europe, sans parler du Japon. Maintenant, la forme que va prendre le ralentissement aux Etats-Unis (soft ou hard, en douceur ou brutal) va dépendre notamment du comportement des capitaux et du rythme auquel ils vont cesser de se porter vers un marché devenu beaucoup moins attractif. La seconde inconnue concerne la capacité de l’Union Européenne à réagir correctement au ralentissement américain.


L’unification monétaire en tant que telle n’est pas ici l’essentiel. Deux principaux facteurs vont jouer. Il y a d’un côté le dogmatisme monétariste qui va conduire les gouvernements et la Banque Centrale Européenne à prendre des mesures qui risquent d’aggraver les effets de ce ralentissement: hausse des taux d’in-térêt, ou application du redoutable Pacte de stabilité. D’un autre côté, la politique à peu près générale de baisse des impôts peut compenser provisoirement les effets sur la demande d’une modération salariale accrue. Si l’Europe ralentit doucement, tout va bien pour l’euro. En revanche, dans le cas d’une décélération brusque et très différenciée selon les pays, on peut voir ré-apparaître des tensions sur l’euro, avec la tentation pour certains de retirer leurs billes. Ce scénario n’est pas le plus probable actuellement, mais il pourrait le devenir, en particulier si les gouvernements sociaux-libéraux «sur-réagissaient» au moindre frémissement de revendications salariales en Europe.