Faut-il débattre avec l’UDC?

Faut-il débattre avec l’UDC?

Nous nous sommes entretenus avec Karl
Grünberg, président d’ACOR SOS Racisme, à
propos du débat organisé par cette association, le 2
octobre prochain à Lausanne, avec Jean-Michel Dolivo et Oscar
Freysinger. En effet, l’organisation d’un tel débat
a suscité quelques critiques à gauche…

ACOR SOS Racisme organise à Lausanne un débat
contradictoire entre Jean-Michel Dolivo et Oskar Freysinger. Ce choix a
suscité des objections à gauche. Qu’en penses-tu?

Pour expliquer ce choix, j’aimerais commencer par rappeler deux
points importants. Le premier renvoie à un paradoxe: la
présence du racisme constitue en Suisse aujourd’hui une
question centrale, mais son actualité reste pourtant largement
ignorée. Le deuxième met en évidence
l’urgence de ce débat contradictoire: le choc et le
désarroi qu’a causés l’agression raciste de
l’UDC de ces dernières semaines.

Une remarque s’impose. L’UDC a si largement choqué
parce que sa violente provocation ouvrait la campagne
électorale. Des raisons électorales expliquent-elles
aussi qu’elle n’a pas provoqué de réaction
politique commune? Pourquoi tant de muets parmi celles et ceux qui
soutenaient encore en 1994, que «le racisme menace la démocratie»,
lorsqu’ils appelaient à adopter la norme pénale
contre le racisme et à ratifier la Convention internationale de
l’ONU sur l’élimination de toutes les formes de
discrimination raciale? Cet été, la provocation de
l’UDC a choqué la société civile, les
personnes concernées par le racisme, tandis que la classe
politique, dans une très large mesure, se contentait de
manouevres politiciennes. Le fait que l’UDC ait choisi une
vignette raciste comme drapeau de sa campagne électorale a
radicalisé une situation que la politique ne veut pas voir. La
recherche du consensus décontenance-t-elle lorsqu’il faut
dire non? La politique suisse des étrangers exclut les «ressortissants des pays qui n’ont pas les idées européennes (au sens large)», voilà qui ne facilite pas la perception des limites à ne pas dépasser.

Pourquoi le racisme s’affiche-t-il avec une telle force aujourd’hui en Suisse?

Il faut d’abord préciser que ce que nous vivons
aujourd’hui n’est pas ce racisme à bas bruit, cette
xénophobie qu’une vieille mystification présente
comme la réaction normale d’un petit pays au cœur de
sa couronne de montagnes. En réalité, le Conseil
fédéral a créé en novembre 1917
l’Office fédéral central des étrangers avec
une mission ressemblant à celle que Sarkozy assigne
aujourd’hui à son nouveau Ministère de
l’immigration et de l’identité nationale. Il fallait
susciter en Suisse une peur de l’ Überfremdung
(altération excessive de l’identité nationale). En
1924, le Conseil fédéral exposait clairement pourquoi
supprimer les droits dont disposaient les
«étrangers» aidait à la lutte contre leur
«envahissement»: «Il est évident qu’on ne peut concilier le droit à l’établissement avec la lutte contre l’envahissement des étrangers» car «(le) point principal de la lutte contre la surpopulation étrangère (réside) dans l’aggravation (de leurs) conditions (…).»

Ceci dit, la campagne que mène impunément l’UDC est
raciste et non pas xénophobe, même si ce parti recourt aux
traditions xénophobes que la lutte contre la prétendue
menace d’ Überfremdung a profondément
enkystées dans ce pays. Le xénophobe craint
l’étranger. Le raciste disqualifie, dénigre,
méprise, appelle à la haine: voilà ce que fait
l’UDC. Sa batterie d’initiatives anti-étrangers dont
l’affiche des moutons est le drapeau déploie un programme
raciste cohérent. Pour l’UDC, l’étranger
c’est le crime, dont il faut protéger
l’identité suisse. Pour expulser l’anti-Suisse, le
mal absolu, il faut récrire le droit de la nationalité,
le droit pénal, le droit des étrangers, le droit de la
famille. Le 4 septembre, Christoph Blocher expliquait à Infrarouge,
que puisque l’affiche des moutons illustre un proverbe connu dans
toutes les langues, elle ne peut pas être raciste. Le sens du
proverbe? Il faut expulser les mauvais, c’est-à-dire les
étranger-e-s, puisqu’on ne peut pas expulser les Suisses.
Le 25 août il avait développé cette idée
dans le Matin: «quand c’est un Suisse (qui commet un délit), le peuple se demande tout de suite: ‘Mais
depuis combien d’années il est Suisse?’ On constate
alors souvent que l’auteur du délit est issu de
l’immigration.
»

Comment envisagez-vous de développer une campagne
antiraciste de longue haleine dont le débat contradictoire de
Lausanne représente une étape?

Le droit d’initiative, le droit de référendum
permettent d’exprimer des attentes, des besoins que le parlement
n’a pas révélés. Cette année,
l’UDC se présente aux élections nationales
flanquée d’initiatives qu’elle se donne le moyen
d’imposer à la vie politique suisse, quel que soit le
résultat des élections. Début août, le
vice-Président des Verts, Ueli Leuenberger, a exprimé le
sentiment que beaucoup éprouvent lorsqu’il a
déclaré qu’on ne devait pas réélire
Blocher au Conseil fédéral car il ne devait pas pouvoir
devenir Président de la Confédération. On a pu
voir que la complexité des calculs politiques ne facilite pas la
formulation d’une telle réaction. La majorité de la
classe politique ne sait pas comment réagir ou ne veut pas
réagir à cette sorte de «putsch
idéologique».

Certains de ceux qui déplorent qu’ACOR SOS Racisme ait
choisi d’organiser un débat avec l’UDC avant la fin
de la campagne électorale ressentent-ils une telle
hésitation? Politiquement indépendante et laïque,
notre association ne dépend évidemment pas de telles
évaluations. C’est précisément parce que
l’UDC engageait le combat devant l’opinion publique tout
entière, en pleine campagne électorale, qu’il
était inconcevable de ne pas engager le débat. Ce
débat, il faut le préciser, ne comporte pas seulement la
rencontre entre Jean-Michel Dolivo et Oskar Freysinger mais un
manifeste, Le racisme ne passera pas par moi (voir encart), et la
manifestation de rue du 18 septembre à Lausanne pour protester
contre la politique et les discours racistes de l’UDC et de
Christoph Blocher, invité au Comptoir suisse ce jour-là,
et pour marquer notre solidarité avec toutes celles et tous ceux
qui subissent le racisme (voir page 4).

A plus long terme trois axes sont indispensables au
développement d’un véritable mouvement social
contre le racisme: la défense au quotidien des personnes qui le
subissent; une revendication qui unisse toutes les composantes du
mouvement, celle d’une véritable loi pour
l’égalité de traitement; une contribution
crédible au débat politique, c’est-à-dire
ouverte au dialogue.

Personne ne conteste l’importance des manifestations de rue
ou du lancement d’un manifeste, mais fallait-il dialoguer avec un
représentant de l’UDC?

L’UDC développe une propagande raciste, mais attire un
large électorat populaire et élit des
représentant-e-s dans les parlements communaux, cantonaux et
fédéral, dans les gouvernements communaux, cantonaux et
fédéral. Appelons-nous à les déserter ou
à les combattre sous prétexte qu’ils y
siègent?

ACOR SOS Racisme consacre l’essentiel de ses moyens à la
défense des personnes concernées par le racisme, dans les
entreprises, les quartiers, l’espace public et
l’administration. Ses observations montrent une montée de
la violence. Il n’y a pas si longtemps nous entendions souvent:
«Je ne suis pas raciste, mais…».
Aujourd’hui, les agresseurs soutiennent fréquemment
qu’ils sont eux des victimes et que les racistes sont les Noirs,
les musulmans, etc. Des personnes, et pas des militant-e-s
néoracistes, affirment même que «les racistes sont
les Noirs, parce qu’ils viennent chez nous qui sommes blancs et
qu’ils font tache». N’est-ce pas cela que signifie
l’affiche de l’UDC: les Suisses sont blancs et ils
expulsent les Noirs? L’UDC intoxique nos collègues, nos
voisins, leur fait croire que leurs difficultés sont dues aux
délinquant-e-s étrangers et à la gauche qui les
méprise et les persécute en les accusant
d’être racistes. Voilà le racisme que nous devons
combattre. Comment le faire sans en débattre publiquement?

Oskar Freysinger n’est-il pas un fasciste? Peut-on discuter avec un fasciste?

Que nous apporte cette référence au fascisme? Nous
apprend-elle quelque chose pour combattre l’UDC
aujourd’hui? Au cours des années 1920 à 1940 les
formations fascistes ont constitué des partis de masse et des
armées privées, pour affronter le mouvement ouvrier, le
battre physiquement et politiquement et ériger des dictatures
qui ont causé la Deuxième Guerre mondiale.
Connaissons-nous aujourd’hui une telle situation?

Pour ma part, je me base sur les expériences que nous avons
menées pour assurer la défense de personnes qui ont subi
le racisme. En ouvrant la permanence sociale d’ACOR SOS Racisme
nous savions que les outils légaux et politiques pour combattre
le racisme au quotidien étaient faibles. Que la plupart des
personnes qui le subissaient n’y avaient pas accès.
Qu’il fallait pourtant chercher à défendre leurs
droits, leur dignité, à les aider à faire entendre
leurs voix, à contribuer à changer les mentalités
pour faire évoluer la politique.

Comment y parvenir sans combattre clairement le racisme au quotidien ou
le racisme d’Etat? Mais comment combattre le racisme sans
expliquer, dialoguer, éduquer? Comment interpeller les personnes
qui éprouvent des préjugés en les menaçant
de les dénoncer au juge? Comment les interpeller sans chercher
à leur communiquer nos convictions, comment les interpeller sans
chercher la rencontre entre ces auteurs et les personnes qu’elles
offensent? Comment les interpeller sans chercher à dialoguer?
Répondre à ces questions ne concerne pas les seuls
médias ou les réunions publiques, c’est
indispensable à la défense quotidienne des personnes qui
subissent le racisme. La prise en compte de cette réalité
repose sur une prise de conscience politique qui fait encore
défaut.

Quelle différence fais-tu entre le fascisme historique et la montée du racisme aujourd’hui?

Réduire le racisme à une idéologie criminelle, au
fascisme des années 30, renvoie au jugement de l’histoire.
A l’armée rouge libérant Berlin, à la
Résistance libérant Paris ou l’Italie. Certains,
calés sur le jugement de l’histoire, sur la
Libération de Paris ou sur le Tribunal de Nuremberg,
réduisent ainsi le racisme au fascisme. Cependant, ni Le Pen, ni
Haider, ni Blocher n’ont soulevé de bandes armées
pour briser des organisations ouvrières en lutte. Les classes
dominantes ne leur ont pas concédé le pouvoir
d’instaurer des dictatures. C’était cela le
fascisme. Le racisme, lui, a été utilisé par le
fascisme mais il n’en est pas le produit. Il l’a
précédé sous la forme de
l’antisémitisme et sous les différentes formes
qu’a produites le colonialisme. Il a survécu au fascisme
sous toutes ces formes. Et il accompagne aujourd’hui un
nationalisme populiste que l’extrême droite ou des
fascistes ont été les premiers à utiliser, mais
dont des formations politiques bien au-delà de ces cercles ont
aujourd’hui reconnu l’intérêt.

Le racisme est utilisé par toutes les formes du discours
nationaliste pour réunir des masses populaires défaites
et désorientées par le démantèlement des
projets sociaux, les rassembler autour d’un imaginaire
identitaire et leur présenter un programme antisocial
justifié par l’assurance qu’il frapperait
prioritairement les étrangers, hommes et femmes, et toutes les
catégories d’abuseurs présentées comme
antinationales. Les victimes comme les bénéficiaires de
ces politiques sont essentialisées et réduites à
des stéréotypes et à des préjugés
qui légitiment les privilèges et les discriminations.
Accepter le mauvais traitement d’un noir pace qu’il est
noir, d’un étranger parce qu’il est étranger,
c’est ouvrir la voie qui conduit à accepter que le faible
soit dominé par le fort, le pauvre par le riche, le
dominé par le dominant qui lui serait supérieur. Dans un
tel contexte, s’en prendre au fascisme ne nous permet pas de
réfléchir aux tâches de l’heure: comment
affirmer l’inacceptabilité du racisme, comment renforcer
les moyens de le combattre? Comment se faire entendre? Comment le faire
sans imposer le dialogue?