Des médecins dénoncent la collaboration de leurs pairs avec des tortionnaires

Des médecins dénoncent la collaboration de leurs pairs avec des tortionnaires

Nous reproduisons ici, en traduction
française, une lettre publiée dans le numéro 370
de la prestigieuse revue médicale britannique Lancet du 8
septembre 2007. Elle dénonce la collaboration de certains
médecins avec des tortionnaires, il y a trente ans, en Afrique
du Sud, comme aujourd’hui à Guantánamo. Elle est
signée par 260 professeurs de médecine, médecins
et militant-e-s contre la torture du monde entier.

Cette semaine marque le
trentième anniversaire de la mort du militant anti-apartheid
Steve Biko, alors qu’il était détenu par la police
de sécurité sud-africaine. Tout d’abord, le
Ministre de la justice a prétendu que Biko était mort des
suites d’une grève de la faim; cependant,
l’enquête a révélé qu’il
était mort des suites de blessures à la tête qui
lui avaient été infligées au cours des
interrogatoires policiers, ainsi que du traitement très
inadéquat qui lui avait été donné par deux
médecins, qui ont aussi falsifié leurs rapports. Les
autorités responsables n’ont pris aucune mesure
sérieuse, et ce n’est que grâce aux efforts de
médecins engagés que, huit ans plus tard, Benjamin Tucker
a été jugé coupable d’un comportement inepte
et honteux, et chassé de la profession. Ivor Lang a
été convaincu d’une conduite inadéquate et
puni d’une amende et d’un blâme.1

Il y a d’importantes similitudes entre le cas de Biko et le
rôle actuel des médecins de l’armée
états-unienne à Guantánamo et dans la guerre
contre le terrorisme en général. L’année
passée2, nous avons considéré que les
médecins de Guantánamo qui alimentaient de force des
grévistes de la faim devraient être
défférés à leurs corps professionnels
respectifs pour violation des normes éthiques internationales.
L’un de nous (D.J. Nicholl) a déposé des plaintes
formelles auprès des organisations de médecins de
Géorgie et de Californie; il a aussi signalé à
l’Association médicale américaine (AMA), que le
précédent chef de l’hôpital de
Guantánamo, John Edmonson, en était membre.3
Dix-huit mois ont passé, et nous n’avons reçu
aucune réponse de l’AMA, tandis que les autorités
de Californie affirmaient qu’elles «n’avaient
pas la compétence juridique d’enquêter sur des
incidents survenus sur une base militaire ou une installation
fédérale
» et que les autorités de Géorgie déclaraient que «la requête avait été instruite attentivement»,
mais «que les autorités médicales avaient conclu
qu’il n’y avait pas de preuves suffisantes pour justifier
des poursuites». Pourtant, un examen des mêmes faits par le
Collège royal des médecins a conclu «qu’en Angleterre, cela constituerait un acte criminel».

Le gouvernement du Royaume-Uni a repoussé une demande de
l’Association médicale britannique afin qu’un groupe
de médecins indépendants examine les détenus4
et, jusqu’ici, il n’y a eu aucun rapport formel sur les
trois suicides allégués survenus à
Guantánamo en juin 2006.

La résolution du cas Biko a représenté un
instrument pour la réhabilitation des autorités
médicales sud-africaines, qui avaient été sujettes
à des boycotts pendant les années de l’apartheid.
La réticence des autorités médicales
étatsuniennes à agir est de nature à causer
préjudice à la réputation de la médecine
militaire de ce pays. Aucun fonctionnaire de la santé
engagé dans la guerre contre le terrorisme n’a
été accusé ou condamné pour un quelconque
délit significatif, en dépit de nombreux exemples
documentés de rapports frauduleux sur des détenus ayant
trouvé la mort au cours d’interrogatoires qui ont mal
tourné.5 Nous suspectons que les médecins de
Guantánamo et d’ailleurs ont fait la même erreur que
Tucker qui, en 1991, exprimant des remords et cherchant sa
réhabilitation, a dit: «J’avais
progressivement perdu l’indépendance sans crainte…
et était devenu trop étroitement identifié aux
organes de l’Etat, spécialement aux forces de
police… J’en suis venu à réaliser que la
première responsabilité d’un médecin
c’est le bien-être de son patient, et qu’un
médecin ne peut pas subordonner l’intérêt de
son patient à des considérations extérieures
».6

L’attitude de l’establishment médical états-unien semble être du type: «ne rien voir de mal, ne rien entendre de mal, ne rien dire de mal».


1 McLean GR, Jenkins T., «The Steve Biko Affair: A Case Study in Medical Ethics», Dev          World Bioethics, 2003, 3, pp. 77-102.
2 Nicholl DJ, Atkinson HG, Kalk J, et al., de la part de 255 autres
médecins, «Forcefeeding        
 and Restraint of Guantánamo Bay Hunger Strikers», Lancet, 2006, 367, p. 811.
3 Nicholl DJ, «Guantánamo: A call for Action. Good Men Need to Do Something», BJM            2006, 332, pp. 854-855.
4 Nicholl DJ et 119 autres médecins, «Doctors at Guantánamo», The Times, 18 septembre            2006.
5 Miles SH., Oath Betrayed: Torture, Medical Complicity and the War on Terror, New York,      Random House, 2006.
6 McLean GR, Jenkins T., op. cit.