IsraëlSur l’éducation au racisme et le meurtre d’enfants

Israël
Sur l’éducation au racisme et le meurtre d’enfants

Militante israélienne pour la
paix, professeure à l’Université de
Jérusalem, la Dr Nurit Peled-Elhanan est lauréate du prix
Sakharov des droits de l’homme (2001). A Genève, le 8
septembre pour recevoir le prix de la Fondation Paul K. Feyerabend Un
monde solidaire est possible, elle donnera une conférence au
Théâtre St-Gervais le 10 septembre à 20h: «
Israël, une société dans l’impasse?» Nous publions ici l’extrait d’un de ses discours.


[…]Les enfants d’Israël en savent davantage sur
l’Europe – patrie de fantaisie et idéal des
dirigeants du pays – que sur le Proche-Orient où ils
vivent et qui est le foyer d’origine de plus de la moitié
de la population israélienne. Les enfants juifs, dans
l’Etat d’Israël, sont éduqués dans des
valeurs humaines dont ils ne voient la concrétisation nulle part
autour d’eux. Au contraire.

Partout ils assistent à la violation de ces valeurs. Une
étudiante qui se définissait elle-même comme «une habitante de Tel Aviv, favorisée, appartenant à la classe moyenne», témoignait ainsi de cette confusion lorsqu’elle s’étonnait de ce que «des soldats de mon peuple, qui me protègent et veulent ma sécurité» maltraitent, sans sourciller, un père palestinien et son fils (Haaretz, 13.03.2006).

Dans ce contexte, l’expression «des soldats de mon peuple, qui me protègent et veulent ma sécurité»
est ce qui exprime plus que tout l’idéologie des racistes:
maltraiter l’autre est interprété comme
défense de ceux de notre camp. Cette violence faite à
l’autre est ce qui nous définit et crée une
solidarité: nous les maltraitons, signe que nous sommes un
peuple uni, consensuel, et tous responsables les uns des autres.

Le «peuple» et les «autres», pour un autre «nous»

Qui sont ces gens qu’elle dit «de mon peuple»? Le mot «peuple», tout comme le mot «nous»,
est un des mots les plus chargés qui soient. C’est un mot
qu’on présente comme s’il ne laissait pas le choix,
comme un coup du sort, une oeuvre de la nature. La mort nous a
obligées, ma famille etmoi, à scruter cemot en
profondeur. Quand, il y a quelques années, une journaliste
m’a demandé comment je pouvais recevoir des paroles de
consolation venant de «l’autre côté»,
je lui ai immédiatement répondu que je
n’étais pas prête à recevoir de paroles de
consolation venant de «l’autre côté»;
la preuve: lorsque Ehud Olmert, le maire de Jérusalem, est venu
exprimer ses condoléances, je suis sortie de la pièce et
j’ai refusé de lui serrer la main ou de lui parler. Pour
moi, «l’autre côté», c’est lui et ses semblables.

Et cela parce que mon «nous» à moi ne se définit pas en termes nationalistes ou racistes. Mon «nous»
à moi se compose de tous ceux qui sont prêts à
lutter pour préserver la vie et pour sauver des enfants de la
mort. Des mères et des pères qui ne voient pas une
consolation dans le meurtre des enfants des autres.

Il est vrai que là où nous sommes, ce camp compte
davantage de Palestiniens que de Juifs, parce que ce sont eux qui
tentent à tout prix – et avec une force qui nem’est
pas familière mais que je ne peux qu’admirer – de
vivre dans les conditions infernales que le régime de
l’occupation et la démocratie juive leur imposent.
Néanmoins, pour nous aussi, victimes juives de
l’occupation, qui cherchons à nous dégager de la
culture de la force et de la destruction dans la guerre de
civilisations qui se mène en ces lieux, pour nous aussi il y a
place ici.

La terre à ses habitant-e-s

Mon fils Elik est membre d’un nouveau mouvement qui a fleuri sous
le nom de Combattants pour la paix, dont les membres, Israéliens
et Palestiniens, ont été des soldats combattants qui ont
décidé de fonder un mouvement de résistance non
violente à l’occupation. Ma famille est membre du Forumdes
familles endeuillées, israéliennes et palestiniennes, en
faveur de la paix. Mon fils Guy fait du théâtre avec des
amis israéliens et palestiniens qui se voient comme des gens
vivant au même endroit et cherchent à se libérer
d’une existence toute tracée, de malfaisance et de racisme
qui n’est pas la leur. Et mon plus jeune fils Yigal fait chaque
année un camp d’été de la paix où des
enfants juifs et des enfants palestiniens s’amusent ensemble et
créent des liens solides qui se maintiennent
l’année durant. Ce sont ces enfants-là, son «nous» à lui.

Et cela parce que nous sommes une partie de la population vivant en ce
lieu et parce que nous croyons que cette terre appartient à ses
habitants et non pas à des gens qui vivent en Europe ou en
Amérique. Nous croyons qu’il est impossible de vivre en
paix sans vivre dans les lieux mêmes, avec ses habitants.
Qu’une fraternité réelle ne s’établit
pas sur des critères nationalistes et racistesmais sur une vie
commune en un lieu déterminé, dans un paysage
déterminé, et sur des défis relevés en
commun. Que celui qui ne franchit pas les frontières de la race
et de la religion et qui ne s’intègre pas parmi les gens
du pays où il est né n’est pas un homme de paix.
Malheureusement, beaucoup ici se disent gens de paix mais, voyant des
compatriotes emprisonnés dans des ghettos et des enclos dans le
but de les affamer jusqu’à la mort, ne protestent pas et
envoientmême leurs fils servir dans l’armée
d’occupation, jouer les sentinelles sur lesmurs du ghetto et
à ses portes.

Pour une éducation antiraciste

Je ne suis pas une femme politique mais il est clair pour moi que les
politiciens d’aujourd’hui sont les étudiants
d’hier et que les politiciens de demain, ce sont les
étudiants d’aujourd’hui. C’est pourquoi il me
semble que celui qui fait de la paix et de
l’égalité sa devise doit s’intéresser
à l’éducation, l’explorer, la critiquer,
protester contre la propagation du racisme dans le discours
pédagogique et dans le discours social, proposer des lois ou
réactiver des lois contre un enseignement raciste et instaurer
des cadres alternatifs où s’offre à
s’enseigner une connaissance de l’autre réelle,
profonde, barrant toute possibilité de s’entretuer. Un tel
enseignement devrait mettre sous les yeux les images des petites
filles, étendues avec leur solennel uniforme
d’école, dans la crasse, le sang et la poussière,
leur petit corps criblé de balles tirées selon les
procédures, et poser, jour après jour, heure après
heure, la question d’Anna Akhmatova, une autre mère qui a
vécu dans un régime de violence contre les femmes et les
enfants: «Pourquoi ce filet de sang déchire-t-il le pétale de ta joue?». 

Nurit Peled Elhanan (Jérusalem, 2006)


Titre original de l’auteure, intertitres de notre rédaction