Pas de barricades pour les frigidaires

Pas de barricades pour les frigidaires

Intitulant son étude avec un emprunt à
l’hebdomadaire socialiste Domaine public, qui explique sans
ambages «on ne monte pas sur les barricades pour réclamer le frigidaire pour tous», Julien Wicki donne le sens de son travail1:
suivre l’intégration du Parti socialiste vaudois dans les
institutions et la société vaudoises de 1945 à
1971. L’emphase sur les lendemains qui chantent est alors
reléguée au magasin des accessoires, le pragmatisme des
petits pas prend le relais. Ce potentiel d’adaptation et de
normalisation,La Nouvelle Revue radicalel’avait perçu
très tôt: «Nous le
démontrions ici même l’autre jour. Il y a un
fossé toujours plus large entre la doctrine socialiste et son
application. Partout où les socialistes détiennent une
partielle du pouvoir, ils pratiquent une politique de modération
soutenant presque constamment les «majorités
bourgeoises»
. (30 janvier 1948).

Le maître d’œuvre de cette intégration sera le
futur conseiller fédéral Pierre Graber. Peu soucieux de
démocratie interne, souvent autoritaire et cassant, le syndic de
Lausanne mettra en place une direction échappant à tout
contrôle et un système de financement passablement opaque.
Le «clan» Graber allait rétablir la
prééminence du PSV sur le POP et conquérir
définitivement deux sièges socialistes au Conseil
d’Etat, faisant de ce parti une force politique de premier rang
dans le canton. Au prix d’un renoncement à toute
prétention sérieusement réformatrice, pour ne pas
parler de la bouillie idéologique servie dans ce restaurant
ouvrier à cuisine bourgeoise.

L’intérêt de l’ouvrage de Julien Wicki est de
relier cette histoire proprement politique à
l’évolution sociale du parti lui-même, dans lequel
la présence de membres de la classe ouvrière
s’amenuise, phénomène évidemment
amplifié au niveau des organes de direction. Il est toutefois
regrettable que l’évolution de la société
vaudoise soit lue à travers le prisme de la statistique
officielle, qui scinde les secteurs d’activités en trois
secteurs (primaire, secondaire, tertiaire). La prolétarisation
du canton est alors cherchée dans la seule croissance du
secondaire, ce qui est un contresens manifeste:
l’industrialisation entraîne la croissance des services
publics, dont certains de ses membres sont tout autant ouvriers que les
travailleurs en usine. Julien Wicki le perçoit du reste bien,
puisque dans sa statistique sociale du PSV, il met sur le même
pied ouvriers du privé et du public.

Par ailleurs, si les relations avec le POP sont légitimement
considérées comme une pierre de touche de cette histoire,
elles auraient pu être lues à travers une conception plus
pertinente, celle de la lutte pour l’hégémonie dans
la direction politique du mouvement ouvrier, qui alors aurait inclus la
bataille contre les membres du POP dans les syndicats menée
durant les années 50. Et ouvert la porte à une analyse
comparative avec le processus similaire, mais plus tardif, en cours
dans le canton de Genève.

Nonobstant ces deux remarques, l’ouvrage de Julien Wicki,
agréable à lire malgré son objet de prime abord
peu aguichant, est une bonne contribution à la
compréhension de la social-démocratie réellement
existante.

Daniel Süri

1 Julien Wicki, «On ne monte pas sur les barricades pour réclamer le figidaire pour tous». Histoire sociale et politique du Parti socialiste vaudois (1945-1971). Lausanne, Ed. Antipodes, 2007, 217 p.