Livre et militantisme: La Cité éditeur

Livre et militantisme: La Cité éditeur

Il y a quarante ans, un Lausannois
d’adoption d’origine suédoise, Nils Andersson,
était expulsé de Suisse, mettant fin à une
importante aventure éditoriale romande: les éditions de
la Cité. Le volume que vient de lui consacrer François
Valotton
1,
professeur à l’Université de Lausanne, avec des
contributions de Léonard Burnand, de Damien Carron et de Pierre
Jeanneret, en retrace les aspects les plus marquants. Sa lecture est un
véritable voyage dans le temps, vers la Suisse des années
60, écartelée entre les rigidités
ultraconservatrices d’un establishment issu de la guerre froide
et les aspirations d’une génération montante,
aiguillonnée par un esprit critique de plus en plus exigeant.
L’introduction de François Valotton présente les
enjeux fondamentaux de la démarche. Dans la foulée
d’une sourde protestation contre la généralisation
de la torture pratiquée par l’armée
française en Algérie, le jeune diffuseur des
éditions de Minuit, de l’Arche et de Pauvert en Suisse
romande, Nils Andersson, va se faire connaître en
rééditant en toute hâte à Lausanne
La Question
d’Henri Alleg, suite à son interdiction et sa saisie en
France, le 27 mars 1958. Ce tournant dans la vie d’Andersson le
conduit à déployer une intense activité
éditoriale, en solidarité avec
l’indépendance algérienne d’abord, mais aussi
dans le champ de la production théâtrale romande, et enfin
en appui aux luttes de libération du Tiers-Monde, dans une
optique maoïste.

La guerre d’Algérie

L’activité éditoriale de Nils Andersson
débute par la dénonciation de la guerre coloniale, alors
que «le mensonge était au pouvoir» et que la
bataille d’Alger donnait naissance à «un ordre
totalitaire» (Pierre Vidal-Naquet). Damien Carron recense ainsi
dix volumes «algériens» aux éditions de la
Cité. L’ambassadeur de France tentera d’intervenir
auprès du réseau des kiosques Naville pour limiter la
diffusion de La Gangrène,
un recueil de témoignages sur la torture
d’Algériens en France, réédité par
Andersson en 1959. Quant à La Pacification
d’Hafid Keramane, publiée par la Cité en 1960, qui
traite des disparus de la bataille d’Alger, un exemplaire de ce
livre sera utilisé par les services secrets français pour
assassiner le professeur Laperche, de Liège, à
l’aide d’un colis piégé.

L’activité éditoriale d’Andersson se double
très vite d’une solidarité militante avec les
réfractaires et déserteurs français, ainsi
qu’avec les combats du FNL. Pour le Ministère public,
«Andersson se livre à
une intense activité politique clandestine en faveur de
mouvements étrangers plus ou moins illégaux […] il
facilite aussi le séjour ou l’entrée clandestins
sur notre territoire d’éléments étrangers
» (23 février 1961). Par ailleurs, il imprime El Moudjahid à Lausanne, que Pierre Rieben fait parvenir en France. Il publie enfin Le Temps de la justice de l’abbé Robert Davezies, qui sera condamné à trois ans de prison pour son soutien actif au FNL.

Théâtre et critique sociale

Depuis sa jeunesse, Nils Andersson voue une passion au
théâtre engagé. Sa revue Clartés s’en
veut la tribune, comme l’atteste l’article de Roland
Barthes, tiré de son troisième et dernier numéro
de mai 1955, qui s’intitule: «Pour une définition du théâtre populaire». Dès 1959, il publie Force de loi d’Henri Debluë, puis Soldats de papier (1960) de Franck Jotterand, Les Murs de la ville (1961) de Bernard Liegme, et Le Procès de la truie (1962) du même auteur.

Dans ce contexte, les éditions de la Cité vont se trouver
associées à un épisode tumultueux de la vie
politico-culturelle genevoise, entraîné par la publication
du Banquier sans visage de
Walter Weideli, monté par Jean Vilar au Grand
Théâtre, dans le cadre des festivités du 150e
anniversaire de l’entrée de Genève dans la
Confédération. Pouvait-on imaginer brocarder Jacques
Necker, banquier et ministre de Louis XVI, et avec lui la place
financière genevoise, sans susciter une formidable
réaction? Ponctuée par deux votes du Grand Conseil, de
longues discussions au Conseil d’Etat, une pétition de 11
000 opposants, des campagnes de presse enflammées, une bataille
juridique insolite, une première étroitement
surveillée par la police et une contre-manifestation
théâtrale au Chateau de Coppet, l’affaire coupera
littéralement Genève en deux, donnant naissance au parti
Vigilance. La contribution de Léonard Burnand en relate
l’histoire de façon très vivante.

Un tiers-mondisme prochinois

Pierre Jeanneret retrace enfin l’évolution des engagements
politiques de Nils Andersson, qui s’identifient de plus en plus
à un tiers-mondisme aligné sur Pékin. En 1963, il
publie une série d’ouvrages justifiant le point de vue
chinois dans le cadre du conflit sino-soviétique. En
collaboration avec Jacques Vergès, il édite à
Lausanne la version anglaise de Révolution africaine, African Revolution, qui deviendra Africa, Latin America, Asia: Revolution.

Cette même année, il publie la brochure d’un exilé socialiste espagnol de Genève: J’ai quitté l’Espagne. Les prolétaires du Marché commun,
qui analyse les conditions de vie des travailleurs espagnols en Suisse.
En septembre, il participe à la fondation du Parti Communiste
Suisse, petit groupe qui soutient la ligne de Pékin, avant
d’en être exclu quatre mois plus tard. Il fonde alors le
Centre Lénine, qui publie le journal Octobre et deviendra
l’OCS (M.L.) en 1967, puis le PCS (M.L.) en 1972. La
solidarité avec le Vietnam, mais aussi avec les autonomistes
jurassiens, sera au centre des activités de ce mouvement.

Pour mesurer la portée de l’entreprise d’Andersson
et l’impact des éditions de la Cité, je me
contenterai de citer la postface de l’ouvrage, signée par
François Maspero:
«[…] nous nous
reconnaissions pour ce que nous étions l’un et
l’autre: deux (petits) éditeurs […] mais aussi,
dans le même temps, deux militants d’une même cause,
concrètement engagés pour elle […]
impliqués aussi physiquement […] Et comme, par ailleurs,
le paysage éditorial et surtout la diffusion, ne se partageaient
pas comme aujourd’hui entre quelques groupes superpuissants
appartenant à des marchands d’armes et à des fonds
de pension, il restait un espace, un interstice, ou des initiatives
comme la nôtre pouvaient se glisser et faire, à leur
modeste échelle, un certain chemin dans l’opinion
».

Jean Batou


1 François Vallottton (sous la dir. de), Livre et militantisme. La Cité éditeur, 1958-1967, Editions d’en bas, Lausanne, 2007, 201 p.