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N° 108 (16/05/2007). A la une: Biocarburants: pétrole contre nourriture
p. 9
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Monde du travail
Les coûts de l’intensification du travail
Cela ne fait plus débat: au cours des dernières décennies, nous avons assisté à une accentuation de la pression sur le travail. Le terme d’intensification ouvre cependant la voie à des interprétations ambiguës. Ce serait le niveau trop élevé de sollicitation qui expliquerait les phénomènes pathologiques; la résistance à ce processus serait donc le fait d’individus aux capacités personnelles insuffisantes ou bien insensibles à la perspective d’une vie plus intense et plus excitante. Ces interprétations sont fausses.Les études sur le stress professionnel montrent que le niveau d’exigence ne permet pas d’expliquer les atteintes à la santé; les approches cliniques mettent plutôt l’accent sur le rétrécissement et l’appauvrissement de l’activité. Il est donc nécessaire d’abandonner une vision purement quantitativede l’intensification pour prêter attention aux changements qualitatifs. Il apparaît alors que les nouvelles méthodes d’organisation du travail sont susceptibles d’entraîner une dégradation de la qualité du service, du produit et, plus globalement, du travail.
L’objectif «qualité totale»
Une telle affirmation choque nécessairement dans un contexte où le management parle en permanence de qualité. Et pourtant, nos constats quotidiens sont confortés par les alertes de la littérature scientifique. Il est en effet un secteur où l’impact des nouvelles organisations a fait l’objet de nombreuses recherches: celui des hôpitaux américains. Le secteur hospitalier américain a, en effet, été soumis aux mêmes transformations (downsizing, reingineering, etc..) que l’ensemble des entreprises, dans le but de réduire ses coûts et d’accroître son efficacité.Cela s’est traduit par une augmentation de la charge de travail des infirmières avec pour conséquence une dégradation de la qualité des soins: augmentation de la fréquence des soins réalisés en urgence, retardés, omis, fragmentés, ou erronés, dégradation des indices de qualité de la prise en charge tels que les taux de chutes de patients, d’escarres, et d’infections nosocomiales avec, dans certains cas, un résultat inverse à celui recherché: une augmentation du coût de la prise en charge hospitalière. En 1996, un rapport de l’Institute of Medicine demandé par l e Congrès des Etats-Unis a révélé que les conséquences des mesures de réorganis a t i on s ur l e de ve ni r de s pa t i e nt s n’avaient pas été correctement évaluées et augmentaient la possibilité d’effets délétères sur la qualité des soins. En 2002, une étude menée dans 168 hôpitaux de Pennsylvanie par Linda Aiken a montré que chaque patient additionnel par infirmière était associé avec une augmentation de 7 % du risque de mourir dans les 30 jours suivant l’admission et avec une augmentation de 23 % du taux de burn-out(épuisement-dépression) au sein du personnel... Ces éléments ont une portée générale. Dans tous les secteurs, des transformations du travail améliorent la qualité sur le papier et la dégradent dans la réalité. Et la souffrance des salariés est directement liée à l’incapacité dans laquelle ils se trouvent alors de maintenir un travail de qualité.[...]
En effet, l’intensification implique à la fois accélération et standardisation. Elle repose sur des modes d’évaluation de plus en plus abstraits qui s’opposent à la prise en compte des situations particulières. Les activités les plus complexes (traitements de dossiers, vente de produits, réparations de machines, prise en charge de patients) sont ainsi évaluées sur la base d’indicateurs statistiques comme s’il s’agissait d’actions élémentaires répétées à l’identique. Cette approche en termes de débit s’appuie sur une conception de la qualité très différente de celle des agents: pour le management, l’excellence, c’est «lejustenécessaire». Les agents sont donc incités à ne pas s’appesantir sur les «détails»et à ajuster leur activité sur les critères d’évaluation de la hiérarchie.[...]
Bien travailler et/ou être rentable?
Il ne s’agit plus tant de bien travailler que d’être rentable. Ainsi, dans la grande distribution: l’activité de réparation dans le cadre du service après vente est indispensable, mais n’est pas, en elle-même, rentable. Nous avons vu tous les techniciens d’un service basculer les uns après les autres dans la maladie sous la pression de la direction qui exigeait d’eux une rentabilité du même ordre que celle de la vente. Le moyen proposé? User de leur autorité technique pour passer les réparations hors garantie, pour surfacturer ou pour dissuader le client de faire réparer et pour l’orienter vers l’achat d’un nouveau matériel.Tous ces exemples ont en commun l’impossibilité de satisfaire à la fois les attentes de la hiérarchie et les exigences propres du métier. Une telle situation a des conséquences désastreuses sur les relations de travail. Dans la mesure où il n’est pas possible de réaliser tous les objectifs qu’impliquerait un travail bien fait, il faut choisir ce que l’on va privilégier. Or, les salariés abordent cette question dans l’isolement.[...]
Dans ce contexte, les salariés qui sont menacés dans leur santé sont ceux qui, tout en s’efforçant de satisfaire aux exigences abstraites de la hiérarchie, ne se résignent pas à laisser couler la qualité.[...] Cette situation s’accompagne d’un débordement du travail sur la sphère privée: dépassements d’horaires, travail ramené au domicile, mais surtout envahissement par les soucis du travail au détriment des relations familiales et du sommeil.
Tenir dans ces conditions suppose d’être en pleine possession de ses moyens. Le basculement dans la maladie survient bien souvent lorsqu’un élément de charge supplémentaire vient déstabiliser la situation. Il peut s’agir d’une décision organisationnelle dans le champ du travail, mais souvent, aussi, d’un événement dans la vie privée – de santé, conflit familial, accompagnement de la fin de vie des parents, etc. La décompensati on se présente al ors sur un mode individuel et les éléments ne manquent pas pour ramener aux problèmes personnels une issue dramatique qui trouve en réalité son origine dans les contradictions de l’organisation du travail. [...]
Philippe Davezies
Enseignant-chercheur en médecine et santé au travail.
Université Claude Bernard Lyon 1
(texte complet sur www.alencontre.org)
Enseignant-chercheur en médecine et santé au travail.
Université Claude Bernard Lyon 1
(texte complet sur www.alencontre.org)
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