Retour sur le rapport Montebourg


Retour sur le rapport Montebourg


Février dernier, une mission parlementaire française dénonçait les mesures de façade adoptées par la Suisse contre le blanchiment d’argent. Incendié par la presse helvétique, ce rapport est tout à fait instructif.

Isabelle Paccaud & Janick Schaufelbuehl*

Les attaques terroristes sur New York et Washington ne doivent pas faire oublier que la corruption, le marché de la drogue et le trafic d’armes sont responsables de tout autant de victimes et cela chaque jour. A la source de cette terreur globalisée, on trouve nombre de réseaux de blanchiment d’argent, qui passent notamment par la place financière suisse.


Mais quand on parle d’argent sale, on omet généralement d’y joindre les capitaux provenant de l’évasion fiscale. Pourtant ils mériteraient tout autant cette appellation. En effet, il n’est pas difficile de comprendre les effets dramatiques qu’entraîne la perte de ces fonds pour les caisses étatiques des pays concernés, en particulier dans le tiers-monde, quand il s’agit des dépenses publiques, notamment dans le domaine de la santé ou de la scolarité. Cette réalité est d’autant plus lourde de conséquences, que les sommes en jeu sont encore beaucoup plus importantes que les flux d’argent criminel. Or, ces capitaux qui font tant défaut dans un monde où une personne sur six est analphabète et une sur cinq n’a pas d’accès à l’eau potable1, sont accueillis par les banques helvétiques ouvertement et sans la moindre gêne.


Sujet tabou


Dès lors, il serait primordial de s’intéresser aux (non-)mesures prises par la Confédération en ce qui concerne les différentes composantes de l’argent sale qui trouve refuge dans les coffres helvétiques. Malheureusement, les premières tentatives timides effectuées ces dernières années pour lever un peu le voile sur les opérations bancaires avec l’étranger, excluent systématiquement l’évasion fiscale.2 Par ailleurs, les critiques de plus en plus nombreuses adressées à la place financière suisse se concentrent elles aussi sur le blanchiment des fonds criminels. Publiée en février, l’enquête parlementaire française, appelée rapport Montebourg du nom de son rapporteur, ne fait pas exception à la règle.3


Le député socialiste en explique la raison: «Si nous introduisons la fraude fiscale, nous perdons l’opposition».4 En d’autres termes, si une partie de la droite française est prête à prendre certaines dispositions pour combattre les flux de l’argent le plus manifestement et médiatiquement condamnable, l’évasion fiscale reste pour elle une question à éviter à tout prix.


Réactions habituelles


Bien que cette omission soit à déplorer, le rapport Montebourg reste tout à fait exceptionnel dans l’analyse détaillée et fouillée qu’il fait des mesures helvétiques relatives à la lutte contre le blanchiment des capitaux douteux par la place bancaire suisse. Etant donné que l’argent qui fuit les autorités fiscales étrangères passe très souvent par les mêmes voies que les fonds provenant de la criminalité proprement dite, le rapport touche indirectement à la problématique fiscale. Il est donc d’autant plus regrettable que cette enquête n’ait pas fait l’objet du débat qu’il méritait en Suisse.


Quant aux autorités fédérales, elles ont eu la réaction habituelle: quelques jours après la parution du rapport, l’Association suisse des Banquiers, suivie de près par le Département de Villiger, l’ont taxé d’unilatéral et de polémique. Ces milieux se sont bien évidemment servis de quelques inexactitudes y figurant pour le disqualifier. En outre, on a mis en avant que la France devrait d’abord balayer devant sa porte, sempiternel refrain répété par les autorités helvétiques pour ne pas avoir à réveiller le chat qui dort.


Certes, derrière les reproches adressés à la place financière suisse se dissimulent aussi les intérêts concurrentiels d’autres milieux financiers européens. Mais cela n’enlève rien à la validité, bien réelle, des critiques venant de l’étranger. Et, comme l’a montré une fois de plus l’affaire dite des fonds en déshérence et de l’or nazi, c’est presque toujours sous la pression extérieure que les opérations de la place financière helvétique sont enfin discutées en Suisse même. De ce point de vue, la commission parlementaire française met le doigt sur plusieurs lacunes criantes dans l’application de la principale loi suisse qui règle aujourd’hui les mesures prises à l’encontre du recyclage des fonds criminels, la Loi fédérale sur le Blanchiment d’Argent (LBA) de 1997.


Comment le contourner


Une des critiques majeures avancée par l’enquête concerne le principe d’autorégulation sur lequel se base la Loi et qui fait que les mesures entreprises dépendent finalement du bon vouloir et de la diligence des établissements bancaires eux-mêmes, comme le répète d’ailleurs à l’envi le Procureur général du canton de Genève, Bernard Bertossa. C’est comme si on confiait aux receleurs le soin de dénoncer les voleurs.


De plus, la LBA introduit l’obligation pour les établissements financiers de transmettre tout soupçon fondé au Bureau de communication, organe étatique créé par la Loi. Or, la notion de soupçon fondé est très floue sur le plan juridique et est laissée en partie à l’appréciation du banquier. De plus, lorsqu’il s’agit d’un cas qui n’implique pas une relation d’affaires (ouverture d’un compte), la transmission des informations n’est exigée qu’en cas de soupçon fondé manifeste. Le banquier peut ainsi éviter une déclaration en refusant d’ouvrir le compte et reporter la difficulté sur un autre établissement bancaire, au risque que tôt ou tard les fonds criminels soient introduits dans le circuit. Comme le constate le rapport, ce dernier point est particulièrement problématique, parce que c’est précisément au moment de son entrée dans le système financier légal que l’argent sale apparaît le plus vulnérable. On peut d’ailleurs déplorer le nombre insignifiant de dénonciations enregistrées jusqu’à présent.


A cela s’ajoute que la majorité des comptes bancaires en Suisse peuvent avoir – en profitant d’une série d’exceptions – des ayants droits économiques non identifiés par les banquiers. En d’autres termes, les vrais propriétaires des comptes peuvent rester totalement anonymes.


Identifier les comptes


Face à cette situation, le rapport propose l’adoption d’un système qui introduit une identification systématique des clients des banques, dès lors que serait constatée l’existence d’éléments objectifs préalablement définis, comme la domiciliation de l’ayant droit dans un territoire non coopératif.


Ainsi, le spécialiste des affaires de blanchiment, Paolo Bernasconi, constate: «…90% des sociétés offshore qui ouvrent des comptes en Suisse le font pour des raisons de fraude fiscale, les 5 ou 10% (qui sait?) restants, pour des raisons criminelles. Toutefois, sur la base de mon expérience judiciaire en trente ans d’activités en tant que magistrat et, après, comme avocat, je n’ai jamais connu un seul cas important de blanchiment, d’escroquerie ou de criminalité économique organisée dans lequel n’intervenait pas une société de siège offshore.»5 À ce propos, les parlementaires français soulignent également que de nombreuses banques privées suisses ont ouvert des succursales ou des filiales dans les paradis fiscaux tropicaux, ce qui leur permet de ne pas perdre une clientèle commercialement intéressante.


Lenteur des procédures


Soulevons encore un dernier point signalé par le rapport: c’est la lenteur avec laquelle les demandes d’entraide en matière de blanchiment d’argent criminel provenant de l’étranger sont traitées. Ce fait est dû à un système complexe de possibilités de recours de la part des personnes soupçonnées et aux moyens extrêmement limités alloués par les autorités fédérales à la lutte contre le blanchiment. Ainsi, les effectifs des unités de renseignements financiers en Suisse (Bureau de communication) se montaient à quatre employés au 31 décembre 2000, ce qui est ridicule pour une place financière comme la Suisse, figurant au 4e ou 5e rang mondial: en Espagne, une place beaucoup moins importante que la Suisse, une centaine de personnes sont affectées à cette fonction!


Le rapport met donc le doigt sur plusieurs graves lacunes qui devraient impérativement être comblées, ce qui n’a pas été le cas jusqu’à présent. Un premier pas serait alors franchi vers la mise en place d’un système plus rigoureux en matière de lutte contre le recyclage d’argent sale en Suisse. Cette étape contribuerait à transformer le combat de façade des autorités helvétiques en une lutte plus sérieuse contre ces transactions effectuées dans l’ombre du big business mondial.


* Assistantes en histoire à l’Université de Lausanne et membres d’Attac.



  1. Eric Toussaint, Arnaud Zacharie, «Satisfaction des besoins fondamentaux», Dette & Développement, www.attac.org.
  2. Parmi les rares exceptions, nous pouvons citer l’article de Sébastien Guex dans le hors série d’avril 2001 de solidaritéS.
  3. Mission parlementaire française, Vincent Peillon (Président), Arnaud Montebourg (Rapporteur), «La lutte contre le blanchiment des capitaux en Suisse: un combat de façade», Paris, Editions des arènes, 2001.
  4. Domaine public, 2 mars 2001.
  5. «La lutte contre le blanchiment…», p. 109.