Travailler peut nuire gravement à votre santé

Travailler peut nuire gravement à votre santé

A propos de l’ouvrage d’Annie Thébaud-Mony

Il y a dix ans nous lisions dans Souffrance en France: «Ce
qui est nouveau c’est qu’un système qui produit et
aggrave constamment souffrance, injustice et inégalités
puisse faire admettre ces dernières pour bonnes et justes»
.1 Aujourd’hui
le néolibéralisme réussit à banaliser la
souffrance au travail en faisant disparaître le-la
travailleur-euse derrière le-la vendeur-euse, sa production
derrière la marchandise, sa détresse derrière
l’assurance bien-être du consommateur.

Le dernier ouvrage d’Annie Thébaud-Mony2
crève l’emballage trompeur des marchandises et nous plonge
dans l’enfer de ceux qui les produisent. Enfer planétaire,
car «dans toutes les
régions du monde, au nom de la compétitivité, le
travail tue, blesse et rend malade des milliers d’hommes et de
femmes qui n’ont d’autre choix pour gagner leur vie que cet
emploi dont ils savent qu’il peut gravement nuire à leur
santé».
3

La description documentée par des dizaines de cas concrets
d’atteintes à la santé rend son argumentation
irréfutable. La réalité qu’elle
décrit est celle qui nous est confisquée, rendue
inaccessible, l’accès aux chantiers, usines,
hôpitaux, appartements des ouvriers malades ou
décédés nous étant interdit. Ces portes du
«monde du travail» restent closes et trop
d’intellectuels ou militants qui prétendent vouloir
comprendre le monde pour le changer n’osent les forcer. Annie
Thébaud-Mony, sociologue, directrice de recherches4,
fonde au contraire ses recherches sur les faits observés sur le
terrain, confiés par les victimes dans le cadre
d’enquêtes ou saisis lors des séances de tribunal.

Suicides nucléaires symptomatiques…

La rigueur de sa recherche des causes d’accidents, maladies
professionnelles, désespérance au travail conduisant au
stress, à la dépression et au désespoir allant
jusqu’au suicide est confirmée par les faits.5
Deux mois après la parution de son ouvrage, le quatrième
suicide en deux ans d’un employé de la centrale
nucléaire EDF de Chinon en témoigne.6 La
division du travail entre salarié-e-s permanents, responsables
de la sécurité, et salarié-e-s de sous-traitants,
chargés de la maintenance, prive ces travailleurs-euses de toute
maîtrise de l’appareil de production et des moyens
d’en prévenir les risques, ce qui les rendant incapables
d’y faire face, les conduit à la dépression et au
suicide. C’est qu’«ils commencent à douter de la sûreté des centrales», nous alerte Annie.7

Son livre aurait pu s’intituler
«Désespérance en France» tant
l’intégrité physique et psychique des
travailleurs-euses a été dégradée en 10 ans
sous prétexte d’assurer la «croissance»,
d’augmenter les «performances» des
salarié-e-s, d’assurer la
«compétitivité» des entreprises…

La graphie du titre Travailler peut nuire gravement à la santé,
encadré comme une annonce nécrologique, parodie les mises
en garde sur des paquets de tabac, illustre à dessein
l’hypocrisie d’une prévention qui ne serait plus que
de la seule responsabilité des victimes. Ceci dit, Eternit
s’est bien gardé d’afficher «L’amiante provoque le cancer de la plèvre», Syngenta «Le Galecron provoque le cancer de la vessie» sur son usine…

Grâce à ce battage culpabilisateur, la SUVA à beau
jeu de refuser d’indemniser les fumeurs-euses – y compris
passifs! – qui, malades ou décédés
après avoir été empoisonnées au travail,
ont le culot de réclamer l’indemnisation qui leur est due.8
Et lorsque ces victimes, ou leurs proches, osent porter plainte contre
leur employeur pour atteinte à leur intégrité
physique, la Justice les renvoie à leur propre imprudence!9
Quant au patronat, pour bien inculquer qu’il n’est en rien
responsable du délabrement de la santé de ses
salarié-e-s décédé-e-s, il se permet de
leur verser discrètement quelques aumônes pour faire taire
les plus vindicatifs. C’est ce que l’on vient de voir en
Suisse avec les dérisoires oboles de 1,25 million
d’Eternit pour les cancers de l’amiante et l’aide
financière «à titre gracieux» de
Syngenta-Ciba pour les cancers de la vessie. Ainsi, Etat, Patronat et
SUVA, peuvent dégager leur responsabilité dans la
prévention et la réparation des victimes de travaux
à risque imposés ou tolérés.

Quel sens au travail?

Cet ouvrage questionne bien au-delà de la traditionnelle
prévention professionnelle. A sa lecture on ne peut que
constater que le mode de production en vigueur rend les moyens
habituels de prévention dépassés. Cette
«impasse cruelle du productivisme» évoquée
par l’auteure suggère qu’il ne sera pas possible
d’en sortir sans remettre en question la finalité de la
production, le sens du travail et les conditions dans lesquelles il
s’exerce.

Innombrables sont les produits du travail qui n’ont plus
d’utilité sociale, autant pour qui les exécute que
pour qui les consomme: ils ne servent qu’à produire des
profits. Cette surproduction dérisoire de biens
éphémères, irréparables, destructeurs de
ressources et polluants offense les êtres humains contraints
à les produire. Elle méprise leur désir de bien
faire, de créer, d’être utiles socialement au
bien-être et à l’épanouissement de leurs
semblables.

Plus angoissant pour les travailleurs-euses, cette production
n’est plus seulement qualifiée de superflue mais de plus
en plus taxée par de larges couches de la population comme
polluante, dangereuse, menaçante pour la survie de
l’espèce humaine et de sa planète. Comment les
travailleurs-euses peuvent-ils «garder le moral»,
«tenir le coup», «penser à leur
santé», bref, «aimer leur travail»
lorsqu’on s’épuise dans une centrale
nucléaire, sur des cultures d’OGM, à conduire des
poids lourds, à piloter des pétroliers, à mixer
des biocides ou à fabriquer des armes,… sachant que de
plus en plus de leurs semblables ne veulent plus de leur
nucléaire, de leurs aliments transgéniques, de leurs
émissions de gaz à effet de serre et des catastrophes
industrielles, climatiques ou militaires.

Si les travailleurs-euses ne sont pas responsables des choix aberrants
de leurs employeurs, ils-elles ont conscience qu’ils-elles en
sont devenus victimes et refusent d’en être complices. Car
si le travail choisi peut épanouir, le travail imposé
peut tuer.

Ces questions que soulève Annie
Thébaud-Mony méritent qu’on en débatte.
C’est pourquoi nous l’avons invitée à nous
les présenter lors de conférences, l’une à
Genève le 30 mai prochain et deux à Lausanne, l’une
à la salle des Vignerons, l’autre à l’INIL,
le lendemain.


François Iselin
  1. Christophe Dejours, Souffrance en France, la banalisation de l’injustice sociale, Seuil, Paris, jan. 1998, cit. p.174
  2. Travailler peut nuire gravement à votre
    santé, La découverte, Paris, fév. 2007, 300 p.
    Sous-titre «Sous-traitance des risques, mise en danger
    d’autrui, atteintes à la dignité, violences
    physiques et morales, cancers processionnels»
  3. Ibid, p. 267
  4. A l’INSERM (Institut national de la santé et
    de la recherche médicale). Elle dirige le Groupement
    d’intérêt scientifique sur les cancers
    professionnels (GISCOP 93) à l’Université
    Paris-XIII, porte-parole de Ban-Asbestos, réseau national de
    lutte contre l’utilisation de l’amiante et militante active
    dans des luttes internationales dont la dernière a
    été d’empêcher que l’épave du
    Clémenceau contamine les ouvriers-ères d’Alang en
    Inde.
  5. Pour la Suisse, voir la récente enquête
    d’UNIA La santé et la sécurité au travail:
    la parole aux ouvriers de la construction, UNIA, mars 2007
  6. Annie Thébaud-Mony, L’industrie nucléaire, sous-traitance et servitude, INSERM, Paris, 2000
  7. «Le mal vivre à la centrale
    nucléaire», Le Monde 5.4.2007. V. aussi son interview
    «Le suicide apparaît comme un acte ultime de
    résistance», Libération. 15.3.2007
  8. Voir notamment le traitement que la SUVA réserve aux cancéreux d’Eternit.
  9. Le procès des 4 blessés, dont un
    handicapé à vie, par l’effondrement d’une
    dalle en construction au CHUV à Lausanne, a abouti à un
    non-lieu alors que les ingénieurs responsables étaient
    désignés nommément par l’expert!