«Plus jamais ça, ni ici, ni ailleurs»

Catastrophe de Toulouse


«Plus jamais ça, ni ici, ni ailleurs»


Le 21 septembre, dans l’usine AZF (Azote de France) de TotalFinaElf, 300 tonnes d’engrais explosent. Cette usine est l’une des 1250 classées «Seveso» en France. 22 travailleurs et 7 habitant-e-s périssent, 2500 personnes sont blessées.

François Iselin

La ville est soufflée et les assurances estiment les dégâts entre 6 et 8 milliards de FF. AZF fabriquait de l’ammonitrate ou nitrate d’ammonium, le fertilisant minéral le plus utilisé en France. Mais pas seulement: «son pouvoir détonant en fait un explosif très employé» (Le Monde 23-24.9) et AZF destinait le 10% de sa production à cette fin. C’est d’ailleurs l’explosif utilisé lors de l’attentat de Oklahoma-City qui fit 168 morts le 19 avril 1995.


Cette nouvelle catastrophe – alors que les cauchemars de Seveso, Bhopal ou Bâle semblaient ne plus devoir nous inquiéter – pose trois questions de fond: Pourquoi les leçons des catastrophes antérieures sont-elles ignorées? Est-ce que le capitalisme est encore en mesure de les prévenir? Ces usines sont-elles toutes nécessaires? Un accident ?

D’après le sens donné par les dictionnaires d’«événement fortuit, imprévisible», l’explosion d’AZF n’est pas un accident. Elle résulte d’un risque connu et par conséquent accepté par TotalFinaElf. Si tel n’avait pas été le cas, les leçons des accidents identiques survenus précédemment en France et les mesures élémentaires de sécurité auraient été prises. Il n’en a rien été. Rappelons les crises ou catastrophes liées aux «feux d’engrais» qui ne peuvent être ignorées en France:



  • Avril 1947, un cargo français chargé d’engrais explose dans le port de Texas City. La catastrophe fait plus de 1000 morts et 35’000 blessés, elle provoque un nuage de vapeur nitreuse, l’explosion de deux autres bateaux et d’une canalisation d’essence qui incendie des quartiers du port.
  • Le 28 juillet de la même année, un autre bateau transportant 3000 tonnes de nitrate d’ammonium destiné à la fabrication d’engrais explose dans le port de Brest faisant 25 morts, dévastant la ville par le souffle de l’explosion et provoquant de nombreux incendies dont des réservoirs d’essence et des dépôts de pétrole. Le Monde de l’époque écrivait: «On s’étonnera que connaissant le danger [la catastrophe de Texas City trois mois avant] on n’ait pas suffisamment averti la population et les ouvriers du port.» Plus d’un demi-siècle plus tard l’étonnement devient accusation.
  • Le 29 octobre 1987, dans le port de Nantes 850 tonnes d’engrais se consument spontanément. Ce «feu d’engrais» est à 30 mètres d’un stock de 750 tonnes d’ammonitrates, à 10 mètres d’un transformateur contenant du pyralène et non loin de cuves de fioul. Dégagement d’un nuage toxique, évacuation de milliers de personnes, risque d’inflammation du fioul, de dégagement de dioxine en cas d’échauffement du transformateur – comme à Seveso – et surtout d’explosion des ammonitrates dont les ingénieurs confirment «le caractère éventuellement explosif». Confusion, ignorance, panique des «experts» et pagaille indescriptibles.1

Au vu de ces catastrophes – en tout point semblables à celle de Toulouse – peut-t-on pousser le mensonge au point de qualifier l’explosion de AZF d’accident? Guy Debuisson, l’avocat des victimes ne s’y trompe pas: «On ne peut parler d’accident tant il était évident que cela arriverait» et les salarié-e-s de l’usine savent depuis longtemps qu’«un jour tout ça va sauter». Ainsi les populations savent, mais ne peuvent agir et le patronat sait, peut agir mais ne le fait pas, pourquoi?


Le capital peut-il encore prévenir les catastrophes?


Pendant les quinze jours suivant le désastre de Toulouse, son origine restait contradictoire, jusqu’à ce qu’une première expertise conclue à l’accident: «Le nitrate d’ammonium en décomposition peut devenir une substance explosive puissante» (Le Monde du 6 octobre) ce dont on pouvait se douter au vu des «feux d’engrais» précédents. Entre temps, la presse de droite s’affolait: Le Matin en Suisse romande, faisait sa Une sous le titre «La CIA avait donné l’alerte: Toulouse est une cible» (22.9), le Figaro et Le Parisien évoquent la piste islamiste (5.10). Quant aux experts scientifiques, leurs verdicts allaient de «Le nitrate d’ammonium ne peut exploser sans l’apport d’une énergie importante. Il est impossible qu’il y ait eu échauffement» à son contraire: «En principe, le nitrate d’ammonium est stable. Comme la dynamite. Jusqu’à ce que ça pète» (Canard enchaîné, 3.10).


Les informations qui permettaient de comprendre ce qui s’est passé pour protéger la population contre des sur-acci–dents sont livrées au compte-goutte. Nous apprenons par exemple que:



  • AZF déversait quotidiennement 8 t. de chlorures et 1,5 t. d’azote dans la Garonne qui la borde (Le Monde, 25.9).
  • Une fuite d’une dizaine de tonnes d’ammoniac s’était produite en mars 1999 (Le Monde, 28.9).
  • L’évaluation des risques était confiée à des bureaux d’étude, filiales de TotalFinaElf (Le Canard enchaîné, 3.10).
  • L’usine travaillait en sous-effectif chronique et le tiers des emplois était sous-traités depuis 1999.
  • Le site sinistré comportait neuf sources radioactives qui n’ont par hasard pas été éventrées.
  • Il restait 3000 t. de nitrate d’ammonium sur place qui n’a été évacué – complètement? – que neuf jours après l’explosion.
  • Le souffle aurait pu faire voler en éclats la poudrière de la Société Nationale des Poudres et Explosifs située à mille mètres à peine de AZF.

Bref, que dans cette usine, bien peu d’efforts étaient faits pour réduire la pollution de l’environnement, prévenir les risques majeurs et informer la population. Parmi ces mesures, la première aurait pu être de délocaliser cette poudrière située au coeur d’une concentration urbaine, puisque l’on sait pertinemment que «la ville est un espace particulier sur lequel s’inscrivent des catastrophes. Le nombre des habitants et la densité urbaine explique à la fois la potentialité d’occurrence de la catastrophe et l’impact potentiellement élevé de celle-ci.»2 Mais délocaliser les usines classées Seveso en rase campagne française ou dans les pays appauvris exposeraient davantage les travailleurs car, à l’écart des villes, le patronat trouverait prétexte à réduire davantage encore les coûts de la prévention. A moins que les patrons daignent élire domicile à proximité de leur usine. Avant de déplacer les usines – et le problème – il faut s’interroger sérieusement sur l’utilité de leur production.


Sont-ils nécessaires?

La consommation mondiale d’engrais chimiques a triplé entre 1965 et 1990. «L’abus de fertilisants en agriculture a été tel que, dans de nombreux pays, la pollution des eaux superficielles et surtout celle des nappes phréatiques atteignent localement des niveaux qui excèdent les concentrations réputées admissibles en nitrates dans l’eau potable. En France, c’est le cas d’environ 10 % des eaux de puits situés en général dans des zones de céréaliculture intensive»; «heureuse au départ, la révolution due aux engrais chimiques a actuellement des effets nocifs qui tendent à se généraliser.»3 Ainsi «la compréhension des écosystèmes naturels guiderait aussi les efforts vers une agronomie à faible niveau d’intrant, notamment d’engrais.»4 A entendre les scientifiques, il faudrait de toute urgence réduire la production d’engrais chimique, voire fermer des usines, pour protéger la santé des êtres humains et celle de leur environnement.


La sécurité est notre affaire


Le choix des produits chimiques qui nous sont nécessaires, les processus permettant de les produire, les quantités à fabriquer, l’implantation des usines, l’évaluation et le contrôle des risques ne peuvent plus être laissés aux capitalistes dont le souci d’accroître les profits prime sur celui d’accroître notre sécurité. Ces choix doivent être faits collectivement par les agriculteurs qui les utilisent, les citoyens qui les consomment, les scientifiques qui les connaissent et les travailleurs qui les fabriquent, soit par tou-te-s celles et ceux qui sont exposés aux risques alimentaires, environnementaux ou industriels.


La multiplication de faits tragiques démontre qu’il ne suffit plus de protester, de dénoncer ou de condamner l’incurie des pouvoirs publics et le cynisme du pouvoir privé. La sécurité doit dorénavant être prise en charge par les citoyens. Pour réaliser ce projet il faut dépasser les préoccupations et revendications individuelles et immédiates – peur des fermetures d’usines à risques, crainte des licenciements ou des baisses de salaires, regrets de devoir se priver de certaines marchandises – pour affronter les préoccupations essentielles et urgentes des populations – pollution de l’air, de l’eau, des sols, de l’atmosphère, détérioration sanitaire et alimentaire, risque accru de catastrophes climatiques et industrielles.5


Pour qu’un autre monde soit possible, nous devons le prendre en main, et vite. Le collectif «Plus jamais ça, ni ici, ni ailleurs», surgi après la catastrophe de Toulouse, donne une formidable impulsion à ce projet.


  1. Une description détaillée de cet événement figure dans Risques et Périls; texte «Au-dessous du nuage» de C. Gilbert; «Les annales de la recherche urbaine», Dunod, 1988.
  2. Risques et Périls; Les annales de la recherche urbaine, Dunod, 1988, p. 12.
  3. Dictionnaire de l’Ecologie, Albin Michel; 2001, pp. 86 et 1028.
  4. A. Mariotti, «Nitrate: un polluant de longue durée», Pour la Science, n° 249, juillet 98.
  5. Cf L’économie de la catastrophe, F. Iselin, ATTAC, 2000.