Femmes au travail, violences vécues


Femmes au travail, violences vécues


«Femmes au travail, violences vécues» Recueil de témoignages accablants sur les conditions de travail faites aux femmes, écrit sous le nom d’Eve Semat, pseudonyme d’un collectif de 32 médecins du travail, membres de l’association Santé et médecine du travail (SMT).

Odile Riquet & Denise Parent-Renou*

Dans un premier ouvrage, «Souffrance et précarité au travail. Paroles de médecins du travail» (1994), l’association Santé et médecine du travail mettait en lumière l’adéquation entre la dégradation massive des conditions de travail des femmes et les données existantes sur le chômage et la précarité en France: 14% des femmes sont au chômage contre 10% des hommes, 10% des femmes occupent des emplois précaires contre 7% des hommes.


Multiples discriminations


En dépit d’une élévation continue du niveau de formation des femmes, la précarité de leurs contrats ne cesse d’augmenter. Le temps partiel imposé se développe et la déqualification à l’embauche est très importante. En outre, les revenus d’un nombre croissant de femmes deviennent insuffisants pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille. Si elles représentent 46% des actifs, elles sont 80% parmi les bas salaires.


Des enquêtes ont montré que la répartition sexuée des contraintes de travail n’est pas identique, y compris au sein d’une même catégorie de travailleurs. La dépendance aux contraintes les plus rigides de rythme de travail pèse surtout sur les femmes. En 1998, chez les ouvrières, 24% des femmes travaillent à la chaîne contre 7% des hommes de la même catégorie. Plus de 15% des ouvrières, qualifiées ou non, soulignent qu’elles ne peuvent pas parler en raison des exigences de leur travail. En 1998, une ouvrière sur 10 affirme ne pas pouvoir parler pendant le travail à cause d’une interdiction.


Souffrance invisible


On est surtout frappé, au-delà de la souffrance dévoilée, par le silence des femmes. Mais la violence vécue doit-elle rester longtemps encore frappée d’invisibilité? La souffrance, exprimée dans la confidentialité et le respect du secret médical, doit-elle être tue? Nous sommes restées un temps figées par ce paradoxe: quand, au-delà de l’accompagnement individuel, nous aurions souhaité intervenir dans l’espace de l’entreprise, la seule attitude pour ne pas nuire à ces femmes était de respecter leur silence. Toutefois, si dire la souffrance au travail fragilise les femmes dans l’entreprise, l’idée de publier ce qu’elles subissent les a rapidement interpellées et elles ont donné spontanément leur accord. C’est pourquoi les médecins du travail de l’association Santé et médecine du travail ont décidé de collecter de nouveaux récits.


Pratiques médicales en question


Nous avons voulu, avec ce nouvel ouvrage, témoigner des violences vécues par les femmes au travail: agressions verbales, harcèlement, atteintes à la dignité, interdiction de parler, intimidation, etc. Dans ces situations de travail où les femmes ne pouvaient trouver de subversion possible à leur souffrance, ni d’issue envisageable dans un autre emploi, nous avons considéré qu’il y avait «violence», même si ces femmes ne subissaient aucune contrainte corporelle. Dans le travail féminin, la «violence» commence avec l’indifférence, cette négation de l’autre et de soi, qui n’est pas encore la violence, mais qui en contient les germes.


Face à ces compilations de témoignages, nous devions faire face à cette question: comment faire barrage à cette violence? Nous étions renvoyées à notre métier, et nous devions passer de l’éthique du témoignage à l’analyse de nos pratiques. Etre capables d’entendre, tenter de comprendre et de restituer la parole ne suffisaient pas à rendre compte de la réalité de notre travail. (…)


Dans le cabinet médical, certaines femmes trouvent un espace de liberté, du temps et une certaine proximité. La nécessité de briser le silence et l’intensité de ce qui doit se dire les amènent à dire qui elles sont, à révéler ce qu’elles veulent faire, à dévoiler leur vulnérabilité mais aussi leur force face au travail. Ces moments-là deviennent alors des points d’ancrage, de résistance, comme limites posées à l’exercice de la violence.


Dans cette relation, les femmes se retrouvent différentes, elles retrouvent leur pouvoir d’agir. Elles nous parlent de leur révolte d’avoir été flouées, dépossédées de compétences conquises et bientôt perdues. Elles disent leur honte quand la maladie, le handicap, dans la surenchère de l’âge, les conduisent à l’exclusion et à l’inaptitude au travail. Mais elles disent aussi leur dignité revendiquée ou préservée, silencieusement, leur capacité à tenir, à résister. Ce constat nous force à dépasser nos propres difficultés à agir, à repenser le métier et à réinventer de nouvelles pratiques professionnelles.(…)


* Paru dans Rouge n° 1940, 11 octobre 2001


«Femmes au travail, violences vécues», SMT, dir. Eve Semat, Syros, 300 p., 185 F.