Félix Pyat contre la Présidence de la république !

Félix Pyat contre la Présidence de la république !



Nous avons eu la chance de pouvoir
nous entretenir avec Félix Pyat*, vieil ami
d’Eugène Sue, l’auteur des Mystères de Paris.
Elu député du Cher à la Constituante de 1848, il y
avait plaidé vigoureusement contre l’institution
d’une Présidence de la république en France.
Réfugié en Angleterre pendant le Second Empire, il en
reviendra pour participer à la Commune de Paris, comme
délégué du 10e arrondissement, avant de se
réfugier à nouveau à Londres, après la
victoire sanglante de la contre-révolution. A la veille
d’une nouvelle joute présidentielle dans l’hexagone,
plus personnalisée que jamais, cet ancêtre,
âgé aujourd’hui de 196 ans, rappelle ici les
positions qu’il a toujours défendues.

Pour quelles raisons t’es-tu battu contre l’institution de la Présidence de la république en 1848?

Dans la République, il n’y a plus qu’un droit, le
droit du peuple, qu’un roi, le peuple même,
représenté par une assemblée élue,
l’assemblée nationale. Cette assemblée doit donc
être souveraine comme le peuple qu’elle représente;
elle résume tous les pouvoirs, elle règne et gouverne par
la grâce du peuple, elle est absolue comme l’ancienne
monarchie, et peut dire aussi: l’Etat c’est moi. La
monarchie absolue n’avait qu’un souverain, le roi; la
monarchie constitutionnelle en avait deux, le roi et le peuple; la
République n’en a qu’un seul et véritable, le
peuple. Dans sa première constitution de 1790, nous avons vu la
royauté d’un seul s’élargir en
souveraineté de tous, représentés par les
comités impersonnels de la Convention, puis ses comité se
réduire à cinq directeurs; puis ces cinq à trois
consuls; puis ces trois à un seul empereur, roi,
président. La République dont le président est
affublé du titre de Chef de l’Etat n’est pas la
République, c’est la royauté!

Quels dangers vois-tu dans la fonction présidentielle?

Un président nommé par la majorité absolue des
suffrages du peuple aura une force immense et presque
irréversible. Une telle élection est un sacre bien
autrement divin que l’huile de Reims et le sang de saint Louis.
L’homme ainsi investi de cette magistrature, s’il est
ambitieux, et il ne faut pas tenter Dieu encore moins l’homme, le
président enfin, pourra dire à l’Assemblée:
«Je suis plus que chacun de vous, autant et plus que vous tous.
Chacun de vous n’a été élu que par un
département, je suis à moi seul le peuple entier; tous
ensemble, vous avez moins de votes que moi; j’ai six millions de
suffrages, je vaux à moi seul plus que toute
l’Assemblée; je représente mieux le peuple, je suis
plus souverain que vous». S’il est plus fort que
l’assemblée, ce sera le roi, un roi élu, un pouvoir
rival, jaloux, qui répondra à vos interpellations par les
faits accomplis, qui pourra enfin, s’il le veut, gouverner sans
vous, contre vous.

Dans quelle mesure l’institution d’un président
de la République a-t-il nécessairement des effets
corrupteurs sur l’ensemble de la vie politique?

Il s’agit je l’ai dit d’un roi, avec tous ses
inconvénients, mais sans sa fixité, pour sûr,
puisqu’il est transitoire, stimulant donc les ambitions, invitant
les prétentions. Tout député veut être
ministre et tout ministre président, le plus fort des rois,
puisqu’il est élu. Il exerce le triple pouvoir royal
– législatif, judiciaire, exécutif – avec ce
comble d’anomalie que, nominalement exécutif, il domine
réellement les deux autres, proposant et promulguant la loi,
dissolvant les chambres, nommant et révoquant les juges,
accordant ou refusant sa grâce, disposant de tous les emplois et
de toutes les forces de la République contre la
République. Le souvenir de la période royale subsiste
d’ailleurs dans les mœurs présidentielles, qui
n’ont aboli ni l’étiquette ni l’ordonnancement
des dîners et des bals officiels. Tout président, quel
qu’il soit, mauvais ou bon, fût-il Washington, sera victime
de l’institution même, et nous aussi. De surcroît, ce
système fait des petits: président du Sénat,
président du conseil d’Etat, président du tribunal,
président du conseil municipal…

La Présidence ne renforce-t-elle pas aussi l’autonomie
de l’institution militaire par rapport à la
représentation populaire?

Oui, en Europe, les palais royaux étaient gardés par des
soldats en uniforme généralement archaïques: les
grenadiers d’Angleterre, du Danemark, des Pays-Bas, les
cuirassiers blancs de Prusse, les cosaques ou les chevaliers-gardes du
Tsar… Et la République a repris l’usage monarchique
et impérial de la garde au palais: une garde républicaine
assure la sécurité, mais surtout la parade, dans ses
uniformes, ses cliques, sa musique et ses fanfares. Cette
présence militaire rappelle que le président est le chef
des armées, entouré d’un cabinet militaire qui
assure la liaison avec le ministère, et à travers lui,
avec les états-majors, même s’il ne peut seul
déclarer la guerre ou signer les traités… Le 14
Juillet, jour anniversaire de la Révolution, le jour même
de la première révolte et de la grande victoire du peuple
contre l’armée, le président civil parle comme le
roi, change la fête civile en fête militaire, substitue
l’armée au peuple. Ainsi, un magistrat républicain,
au lieu de dire que les citoyens doivent faire des soldats, affirme au
contraire que les soldats font des citoyens. Le métier des
armes, si propre à faire des hommes! A les défaire, oui:
à déformer les hommes en brutes, les citoyens en
bourreaux et en victimes.

Comment conçois-tu alors le pouvoir exécutif?

Je veux une assemblée nommant son pouvoir exécutif, un
simple président du conseil qui n’ait pas ces
attributions, ces prérogatives, cette force indépendante,
cette initiative, ces traitements, ces états-majors, cour et
couronne, toutes les conséquences de la royauté; car je
veux la République; je la veux simple, vraie, libre et à
bon marché. Ou monarchie ou Commune! Si nous voulons la Commune,
plus de présidence!

Jean Batou

*     Les réponses de Félix Pyat
ont été reconstituées par notre rédaction
à partir de déclarations authentiques de ce
démocrate intransigeant, tirées du recueil: Contre la
présidence, pour le droit au régicide, les amis de
paris-zanzibar, 2002. Seuls quelques petits aménagements formels
ont été effectués.