Bras de fer au Liban: Entretien avec Soha Bechara

Bras de fer au Liban: Entretien avec Soha Bechara

Nous nous sommes entretenus avec Soha
Bechara, militante libanaise vivant à Genève, qui a
passé dix ans de sa vie (1988-1998) dans la prison de haute
sécurité de Khiam, «enfer sans nom et sans
existence», dont six en isolement complet, pour avoir tiré
sur le général Antoine Lahad, chef de
l’Armée du Sud-Liban, force spéciale de
collaboration avec l’occupant israélien. Elle a
raconté son expérience dans Résistante,
publié chez J.-C. Lattès, en septembre 2000.

Depuis le 14 février 2005 (mort
de Rafik Hariri), une série d’assassinats ont
été perpétrés au Liban. Les médias
dominants ont toujours visés la Syrie, bien que
l’intervention d’autres forces libanaises, de même
que celle des services secrets israéliens et états-uniens
ne soit pas exclue, ne serait-ce que pour jouer la carte de la guerre
civile. Qu’en penses-tu? 

La série d’assassinats
politiques qui ont frappé le Liban depuis le 14 février
2005 ne peut pas s’expliquer par une seule logique. Pour moi,
tous ces attentats n’impliquent pas un seul acteur ou
commanditaire. On peut d’ailleurs les expliquer de
différentes façons si l’on se demande à qui
ils ont pu profiter. Et dans ce cas-là, effectivement, tes
hypothèses se tiennent et l’on pourrait même
élargir le spectre des suspects, pour ce qui est de Rafik
Hariri, à certains milieux économiques mafieux, notamment
la mafia russe et la famille saoudienne.

Avec le système des mandats, plusieurs pays, dont le Liban,
ont été mis sous tutelle d’une puissance
occidentale après la Première guerre mondiale. Crois-tu
que les privatisations et l’endettement à marche
forcée du pays, l’agression israélienne,
l’envoi des troupes de la FINUL II, etc… cherchent
à légitimer certaines formes de protectorat moderne?

On ne peut pas réduire ce qui se passe au Liban au seul jeu des
intérêts occidentaux qui voudraient imposer un retour au
passé. Les enjeux actuels ont profondément changé.
Ils combinent plusieurs éléments, dans un contexte
où le régime confessionnel du Liban lie chaque
communauté du pays aux autres Etats de la région ou aux
grandes puissances, ce qui fait qu’à chaque fois que la
situation bouge ailleurs, cela peut déstabiliser la situation
intérieure. D’abord, la cause palestinienne est centrale
pour tout le Moyen-Orient et influence directement la situation au
Liban. Ainsi, Israël s’efforce d’accroître le
morcellement des pays arabes afin de légitimer la
marginalisation, voire l’expulsion, des Palestiniens
d’«Israël». Par ailleurs, le régime
syrien utilise son influence au Liban pour tenter de débloquer
le dossier de ses propres territoires occupés en 1967. Enfin, la
crise irakienne a contribué à destabiliser tout le
Moyen-Orient, aiguisant la compétition entre forces
régionales, comme l’Iran et l’Arabie Saoudite, mais
aussi entre grandes puissances internationales, d’abord les
Etats-Unis, mais aussi l’Europe.

Aujourd’hui, le Hezbollah apparaît comme le fer de
lance de la contestation de la rue contre le gouvernement
néolibéral de Fouad Siniora, pourtant, il n’est pas
clair dans son rejet de la politique économique et sociale du
gouvernement…

C’est l’une des raisons pour lesquelles je ne suis pas une
sympathisante du Hezbollah. Ceci dit, il faut reconnaître que, du
point de vue de la résistance comme de la fidélité
à ses engagements auprès de ses membres, c’est un
parti cohérent avec ses discours. Il est très jeune et en
pleine évolution pour ce qui est de son investissement dans la
politique interne libanaise; il ne dispose donc pas encore d’un
projet politique national et d’un programme économique et
social achevé. Jusqu’ici, à chaque fois que le
Hezbollah n’était pas d’accord avec la façon
de gérer les institutions du Liban, il se désengageait et
s’abstenait de mener une véritable bataille politique. A
ses yeux, la résistance était sa mission principale et je
pense qu’il était prêt à beaucoup de
compromis pour faire progresser ce combat. Maintenant, le Hezbollah est
entré dans une nouvelle phase: il doit faire face à cette
nouvelle donne…

La rue se mobilise contre le gouvernement pro-occidental de
Siniora. Si le Hezbollah et ses alliés parvenaient à se
renforcer au sein du pouvoir libanais, crois-tu que l’on pourrait
assister au même scénario qu’en Palestine avec le
Hamas, soit à un boycott économique et financier du Liban
par les puissances européennes et les USA?

Le Hezbollah ne veut pas un gouvernement pour lui seul, il veut
gouverner avec les autres. De plus, il ne réclame pas le
départ de Siniora comme Premier ministre. Il développe en
fait une politique très diplomatique. Le Premier ministre
devrait donc rester sunnite. Je pense qu’ils vont
s’efforcer de trouver une solution où chaque partie
pourrait considérer qu’elle est sortie gagnante.

Qu’est-ce que les Libanais peuvent attendre de la
solidarité internationale, notamment pour la dette
extérieure ou de l’investigation des crimes de guerre
israéliens?

Je pense que les Libanais-e-s sont encore loin de se battre ensemble
pour que les crimes de guerre israéliens soient jugés.
Cela imposerait de faire les comptes avec des «amis»
occidentaux si prompts à voter la résolution 1559 afin de
désarmer le Hezbollah et de faire partir la Syrie, qu’ils
avaient pourtant couverte pendant 30 ans. En réalité,
chaque Libanais-e, ou plutôt chaque communauté et chaque
groupe social, voit les choses à sa manière, car nous
n’avons pas encore les bases d’un véritable Etat. Le
Libanais-e du Sud espère en finir avec la guerre
israélienne contre tous les habitant-e-s de sa région, en
particulier avec les bombes larguées, dont un million
n’ont pas (encore) explosé… Les commerçants
s’efforcent de faire prospérer leurs affaires:
actuellement, ils veulent que les manifestant-e-s quittent le centre de
Beyrouth… Siniora vise à honorer les énormes dettes du
pays en augmentant les impôts indirects sur les consommateurs,
mais pas sur les entreprises… Certains parlent d’annuler
les dettes contre l’abandon du droit au retour des
Palestinien-nes du Liban… Ce qui est sûr, c’est que
les Libanais-e-s, comme tout autre citoyen-ne, veut la
sécurité et que sa vie soit assurée.

Entretien réalisé par Johnson Bastidas