Bande dessinée: vision étrangère
Bande dessinée: vision étrangère
Dans «La Perdida»
(Delcourt, 25 euros), Jessica Abel, auteure new-yorkaise, raconte
lhistoire de Carla, jeune Américaine vivant une
année au Mexique, en quête de son identité.
Lalbum aborde la question Nord-Sud, les relations hommes-femmes
et les rapports entre les classes sociales.
Votre album donne à voir plusieurs types de domination. Comment se combinent-elles?
Les différents types de domination ne se situent pas au
même niveau. Le sexisme ou le racisme ont des effets sur tout le
monde. Le cas des petites frappes qui se placent sous la domination des
caïds est différent. Il y a, en tout cas, une imbrication
des dominations. Le personnage principal, Carla, jeune
Américaine dont le père est mexicain, a rejoint, à
Mexico, Harry, un vague petit ami, fils dun riche industriel
américain, qui se prend pour lécrivain Burroughs.
Elle tombe amoureuse du pays et rencontre des Mexicains, notamment
Memo. Ce dernier tient en permanence un discours
anti-impérialiste, qui lui est utile pour humilier Carla. Il se
venge contre elle de tous les Américains, il la punit de sa
nationalité. Elle ne voit pas le sexisme de Memo et ne se
considère, dans ses rapports avec lui, que comme une
Américaine face à un Mexicain. Elle se sent coupable de
ce quelle est. Carla ne vient pourtant pas dun milieu
aisé, mais des classes moyennes cultivées
américaines. Elle na pas beaucoup dargent et peu
de pouvoir. En arrivant à Mexico, elle change de statut et tente
de le nier en voulant vivre comme les Mexicains. Memo se prétend
proche des classes populaires mexicaines, mais il vient lui aussi des
classes moyennes: dune certaine manière, les deux
personnages occupent une position sociale similaire. Quand il est avec
elle, Memo peut cependant revendiquer une appartenance aux classes
populaires et la culpabiliser, car il est mexicain et, elle,
américaine.
Carla choisit ses amis: elle fait dautres rencontres, elle a
dautres possibilités: Liana, une collègue
mexicaine de létablissement où elle donne des
cours danglais, ou Ernesto, un jeune ami de son frère qui
la connue sur Internet, sintéressent à elle
sans la renvoyer en permanence à sa nationalité.
Moi-même, jai des amis mexicains qui
sintéressent à moi, la plupart du temps, en tant
quindividu, en fonction de mes goûts ou de mes centres
dintérêt. Mais Carla, elle, cherche quon lui
dise tout le temps quelle nest quune
Américaine, comme une sorte de punition, et les seuls amis qui
lintéressent sont ceux qui la renvoient à ce
statut. Dans son regard, les autres ne sont pas assez vrais, ils ne
sintéressent pas vraiment à elle.
Louvrage commence comme un récit de voyage, quasi
documentaire, puis vire au thriller: pourquoi ce choix de mêler
plusieurs registres de récit?
Je veux mettre mes personnages à lépreuve, voir
comment ils réagissent dans une situation où ils sont
confrontés à eux-mêmes: Carla est embarquée
dans une affaire dangereuse et tragique. En tant quauteure, si
je veux construire des personnages dotés dune profondeur,
je dois les placer sous pression, cest le meilleur moyen
dapprendre quelque chose sur eux. Jessaye de ne pas
tomber dans le manichéisme en construisant des personnages
complexes, plus intéressants pour le lecteur. Les héros
qui doivent lutter contre eux-mêmes, ayant en eux des dimensions
contradictoires, sont moins ennuyeux que les personnages simples. Carla
doit se battre, comme beaucoup dAméricains, avec le fait
quelle vit aux États-Unis tout en ayant dautres
origines. Je crois que ce type de questions se pose maintenant aussi en
Europe avec, par exemple, lexistence de nombreux Français
originaires du continent africain. Il est important dautoriser
les personnes à choisir leur identité, à la
construire comme elles lentendent, à pouvoir dire :
«Je suis ici, même si je ne suis pas dici.»
Carla ne parvient pas à se dire: «Je suis au Mexique parce
que jaime ce pays. Je suis Carla de Chicago, jai le droit
dy rester.»
*Article paru dans Rouge