Un assassinat À point nommé, mais au profit de qui?

Un assassinat À point nommé, mais au profit de qui?



Nous reproduisons l’article
publié par «Le Journal», hebdomadaire marocain, sur
l’assassinat de Pierre Gemayel. Un exemple de réflexion
critique dont la presse occidentale devrait s’inspirer… Ce
périodique a joué un rôle important pour la
promotion de la liberté de la presse dans son pays, ce qui lui a
valu le soutien de «Reporters sans frontières». Il
en parle comme du «premier journal vraiment indépendant du
pays» (29 novembre 2006). Son directeur, Abou Bakr Jamaï, a
d’ailleurs reçu le Prix international de la liberté
de la presse (2003).

L’assassinat, mardi 21 novembre, du ministre anti-syrien Pierre
Gemayel [membre d’un courant dissident de la Phalange, ndlr]
provoque un grand émoi au Liban et dans le reste du monde. La
Syrie est partout montrée du doigt… au risque de lui
faire endosser un peu trop vite l’habit du coupable idéal.

La scène du crime

Nouvelle autoroute de Jdeideh dans la banlieue nord de Beyrouth. Une
voiture percute une autre et l’immobilise. Jaillissent trois
hommes qui se dirigent vers la voiture percutée. Ils sont
armés de mitraillettes munies de silencieux et tirent sur les
deux occupants du véhicule immobilisé. On relèvera
24 impacts de balles… et deux cadavres, celui de Pierre Gemayel
et de son garde du corps, ainsi qu’un survivant, un autre garde
du corps. Il est près de 14h.
Pierre Gemayel n’est pas un inconnu, loin s’en faut.
Né le 23 septembre 1972, il était le fils
aîné de l’ancien chef de l’Etat Amine Gemayel,
président de 1982 à 1988. Son grand-père, Pierre
Gemayel, avait fondé en 1936 les Phalanges chrétiennes
[à la suite d’un voyage en Allemagne nazie, ndlr],
mouvement maronite de la droite nationaliste, qui a ensuite
donné naissance, sous la houlette de son fils Bachir, à
la principale milice chrétienne pendant la guerre civile
(1975-1990).

Bourreaux et martyres

Le clan Gemayel est intrinsèquement lié aux violences de
ces trois dernières décennies entre communautés
libanaises rivales. En 1975, une tentative d’assassinat contre
leur «cheikh» Pierre [le grand-père, ndlr] avait
incité les Phalangistes à attaquer un bus de
réfugiés palestiniens, événement
considéré comme le déclencheur de la guerre civile
qui durera 15 ans.
En 1982, Bachir, frère d’Amine Gemayel, est élu
président avec la bénédiction d’Israël
qui occupe alors le Liban. Mais quelques jours avant sa prestation de
serment, il trouve la mort dans un attentat à la bombe. En
représailles, ses miliciens prennent d’assaut les camps de
réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila à
Beyrouth, massacrant des centaines de civils. Plusieurs années
plus tôt, la fille de Bachir, âgée de 18 ans, avait
trouvé la mort dans une attaque visant son père. Au
moment de sa mort, Pierre Gemayel occupait le poste de ministre de
l’Industrie et était considéré comme
l’étoile montante de la plus prestigieuse famille de la
communauté chrétienne maronite du Liban.

Une cible et un lieu bien choisis

Ceux qui ont commandité ce meurtre, le choix de la cible, le
lieu de l’assassinat et le timing, répondaient à
une stratégie à objectifs multiples, tant nationaux que
régionaux.
La cible: il s’agit d’un chrétien maronite
appartenant à El Kataeb [La Phalange] faisant partie de la
coalition au pouvoir et connu pour ses positions anti-syriennes. Qui
pourrait en vouloir à une telle personnalité sinon la
Syrie, déjà accusée de l’assassinat de Rafic
El Hariri? Qui pourrait en vouloir à une telle
personnalité sinon le Hezbollah et les chiites?

L’homme n’avait-il pas suscité, l’année
dernière, un tollé, en déclarant que les
chiites libanais «sont peut-être la quantité, mais
nous sommes (nous chrétiens) la qualité».

Son assassinat ne mettrait-il pas en très mauvaise position le
général Aoun, ce chrétien qui représente
pas moins de 67% des chrétiens, allié du Hezbollah et
d’une grande partie des sunnites, et qui avait permis à
37% des réfugiés chiites du Sud Liban de trouver refuge
pendant la guerre dans les régions chrétiennes où
ses partisans étaient implantés?

Le lieu: un quartier chrétien, partie intégrante de la
circonscription où a été élue la victime.
Peut-on trouver meilleur moyen de défier les partisans du
disparu, d’autant que le crime a été
perpétré en plein jour? Preuve que les assassins
connaissaient parfaitement les lieux, étaient au fait des
déplacements de la victime, de ses habitudes, et ont agi avec
sang-froid, tirant à bout portant sur leur cible. Nous sommes
loin de toute improvisation. Il s’agit d’un crime
prémédité, minutieusement préparé et
exécuté par des professionnels.

Pourquoi maintenant au Liban?

Ce meurtre est intervenu:

  • après le retrait des ministres chiites du gouvernement,
  • après le refus du président Emile Lahoud de
    parapher le projet onusien du règlement intérieur du
    Tribunal international devant traiter l’assassinat de Rafic El
    Hariri,
  • après que celui-ci eût déclaré le
    gouvernement de Seniora illégal du fait qu’il a
    violé la constitution en tenant des réunions après
    le retrait des représentants de la communauté chiite et
    en foulant au pied les prérogatives du président de la
    république concernant la constitutionalité des accords
    internationaux,
  • au moment où l’opposition, constituée
    essentiellement par le Hezbollah, le Amal [Détachements libanais
    de résistance, chiite, ndlr], le Courant Patriotique Libre de
    Michel Aoun et d’autres forces politiques,
    s’apprêtait à descendre dans la rue pour demander le
    départ du gouvernement en place, accusé d’avoir
    été le complice de l’agression israélienne,
    d’être aux ordres de Washington, d’avoir mis le pays
    sous protectorat occidental et de tout faire pour rester au pouvoir
    pour cacher la corruption qui règne en son sein, pour garantir
    les intérêts politiques et financiers d’un grand
    nombre de ses composantes.
  • au moment où cette opposition réclamait la
    constitution d’un gouvernement d’union nationale où
    toutes les minorités soient représentées et
    l’organisation d’élections anticipées sur la
    base d’un nouveau code électoral car l’ancien,
    d’origine syrienne, générait des découpages
    injustes.

Pourquoi maintenant sur la scène internationale?

  • quelques heures avant la tenue de la réunion du Conseil de
    sécurité consacré à l’adoption du
    projet du règlement intérieur du Tribunal international
    sur l’assassinat, en février 2005, du premier ministre
    Rafic El Hariri,
  • au moment où la Syrie commençait à sortir de
    son isolement, qu’un homme comme Baker, chargé de trouver
    une sortie à son pays, les USA, lui permettant de se
    dégager du bourbier irakien, prônait la reprise du
    dialogue avec Bechar El Asad et rencontrait des représentants
    syriens, pour ce faire, à Washington,
  • au moment où Damas et Bagdad décidaient de
    rétablir leurs relations diplomatiques après une rupture
    qui a duré près d’un demi-siècle,
  • au moment où il n’était plus exclu que les
    Etats-Unis d’Amérique renouent le dialogue avec
    l’Iran, bourbier irakien, là aussi, oblige,
  • au moment où la France, l’Italie et l’Espagne
    annonçaient une nouvelle initiative de paix au Proche-Orient qui
    porterait sur quatre points: la demande d’un cessez-le-feu
    immédiat entre Israéliens et Palestiniens, la formation
    d’un gouvernement palestinien d’union nationale, un
    échange de prisonniers qui comprendrait également la
    libération du soldat israélien Gilad Shalit
    (enlevé le 25 juin) et une rencontre entre le président
    de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas et le Premier
    ministre israélien Ehud Olmert.

A terme, cette initiative pourrait déboucher sur la
création d’une mission d’observation internationale
à Gaza pour consolider le cessez-le-feu. Dans
l’intervalle, serait organisée une conférence de
paix, réunissant l’ensemble des parties impliquées.
Les trois pays souhaitent inclure l’Allemagne et la
Grande-Bretagne dans ce projet et le présenter pour adoption au
Conseil européen le mois prochain.

Une opération syrienne?

Pourquoi les dirigeants de ce pays prendraient-ils un tel risque alors
qu’ils ont renoué avec l’Irak, que les
émissaires européens ont retrouvé le chemin de
Damas, qu’ils sont en train d’entamer un retour sur la
scène moyen-orientale, donc de briser leur isolement, alors
qu’ils se savent sur la sellette au Conseil de
sécurité concernant l’affaire d’El Hariri,
que leurs alliés au Liban sont en très bonne posture: le
Hezbollah n’a-t-il pas résisté avec succès
à l’armée israélienne que l’on disait
invincible? L’alliance chiite avec le général Aoun
n’est-elle pas plus forte que jamais… que le gouvernement
de Seniora est mis à l’index par une majorité du
peuple libanais pour son incapacité à résoudre les
problèmes économiques et sociaux dont souffre le pays,
pour la corruption de plus d’un de ses membres, pour son
clientélisme.

Un gouvernement de surcroît discrédité sur le plan
arabe pour «sa passivité» lors de l’agression
israélienne. La ministre israélienne des Affaires
étrangères n’a-t-elle pas déclaré
mercredi dernier, soit 24h. après l’assassinat de Pierre
Gemayel, que son pays n’avait livré bataille que contre le
Hezbollah et qu’il avait épargné le gouvernement de
Seniora avec qui, avait-elle précisé, son propre
gouvernement avait des… «Intérêts
communs».

Le journal israélien Haaretz affirme dans son édition de jeudi dernier qu’«aucun esprit sain ne peut croire que c’est la Syrie qui est derrière cet assassinat», ajoutant: «la logique politique aura beaucoup de difficulté à croire à une telle histoire»…

A qui profite le crime?

Le Hezbollah n’est-il pas au top de sa force et de son
rayonnement? Son chef n’est-il pas devenu un héros dans le
Monde arabo-musulman? N’a-t-il pas débouté les
soldats de Tsahal, leur infligeant des défaites cinglantes?
Défaites que reconnaissent les dirigeants israéliens
aussi bien militaires que politiques. Qu’aurait pu lui rapporter
un tel crime, au moment où il allait, avec ses alliés
chrétiens, sunnites et autres composantes de l’opposition,
investir la rue et déclencher différentes actions
pacifistes, telle la désobéissance civile pour faire
chuter le gouvernement, une stratégie à laquelle
adhère, par ailleurs, le président de la
république?

Un tel assassinat ne met-il pas le général Aoun en
très mauvaise posture par rapport aux autres chrétiens
maronites? Ne met-il pas Damas au banc des accusés? Ne met-il
pas en danger l’alliance entre les chiites et la majorité
des chrétiens? Ne force-t-il pas l’opposition à
remettre en question sa stratégie ou du moins à
réviser ses plans d’action?

Ne permet-il pas au gouvernement de se présenter comme la
victime d’un complot ourdi par Damas, Téhéran et le
Hezbollah et de demander que la FINUL agisse, dans le cadre du chapitre
7 de la charte des Nations Unies? C’est dire qu’il
n’est pas du tout exclu que le commanditaire ou les
commanditaires de ce meurtre se trouvent au sein du gouvernement.

Un homme comme Samir Geagea au passé sanguinaire [ex-chef des
milices phalangistes chrétiennes, il a été
emprisonné de 1994 à 2005 pour plusieurs attentats
politiques, ndlr] est tout à fait capable d’un tel
forfait.

Complicités internationales

A Washington même, certains, et au plus haut niveau, ne veulent
pas d’une reprise du dialogue ni avec Damas ni avec
Téhéran sur le problème de l’Irak, encore
moins de la chute du gouvernement de Seniora et son remplacement par un
exécutif où les chiites, et surtout le Hezbollah,
seraient influents. Il en va de même pour Israël pour qui
Geagea, Hariri, Fatfat [Ministre de l’Intérieur, ndlr],
Seniora sont des alliés plus qu’objectifs et pour qui un
gouvernement d’union nationale où le Hezbollah jouerait un
rôle important serait une véritable catastrophe.

C’est dire, là aussi, que l’on ne doit pas exclure
une «opération» libanaise, agréée et
soutenue logistiquement par quelques responsables américains et
israéliens. A ce sujet, des rumeurs insistantes circulent
à Beyrouth selon lesquelles l’ambassade américaine
aurait reçu un lot de silencieux quelques jours avant
l’assassinat de pierre Gemayel… [voir à ce propos
les éditions récentes des journaux libanais Safir et
Akhbar, qui évoquent aussi le regain d’activité
militaire des milices chrétiennes d’extrême droite,
ndlr]. Dans ce sens, il y a lieu de relever que parmi les quelque 14
attentats perpétrés depuis la constitution du
gouvernement de Seniora, c’est la première fois que des
armes à feu sont utilisées. Dans tous les autres, on a
plutôt utilisé des explosifs, ce qui serait plus dans le
style des services secrets syriens.

Une touchante unanimité

Il est pour le moins étrange que dans les quelques heures qui
ont suivi cet assassinat, responsables français,
américains, anglais, israéliens, allemands, libanais,
à l’unisson, désignèrent d’un doigt
accusateur Damas qui redevient subitement
«infréquentable».
Inutile d’attendre les résultats d’une quelconque
enquête. Dans la foulée aussi, le Conseil de
sécurité a décidé de charger le Tribunal
international chargé de l’affaire El Hariri de
s’occuper aussi de celle de Pierre Gemayel. (…)

Ainsi ont été cloués au pilori le Hezbollah,
Michel Aoun, la Syrie, Emile Lahoud [Le Président, lié
à l’opposition, ndlr], Téhéran…
accusés de vouloir assassiner la démocratie libanaise et
de faire obstruction au Tribunal international.

Khalid JAMAÏ*

*Le Journal – Hebdomadaire, n° 279, 25 nov.-1er déc. Titre et intertitres de notre rédaction.