Camps et centres spéciaux: vers un «Guantánamo» helvétique ?
Camps et centres spéciaux: vers un «Guantánamo» helvétique ?
Une fois de plus, les
réfugié-e-s, utilisés comme laboratoire social,
risquent dexpérimenter de nouveaux dispositifs de pouvoir
et dexclusion dans un contexte de démantèlement
des droits. Au prétexte de lutter contre la délinquance,
voilà que resurgit le spectre des camps.
En février 2004, Pierre Chiffelle, Conseiller dEtat
vaudois chargé du dossier de lasile, membre du Parti
socialiste, rendait public un projet de «centre spécial
pour requérants délinquants», avec pour objectif
«la mise à lécart de linfime
minorité qui perturbe la réputation de tous les
autres» et limposition «de règles strictes de
sécurité et dencadrement».
Le débat rebondit en 2006. Après que lUDC a
lancé et gagné un référendum communal
contre un centre dhébergement à Bex, Jean-Claude
Mermoud, successeur de Pierre Chiffelle au gouvernement vaudois,
annonce vouloir assigner à territoire, dans un «centre
daccueil spécial» à lécart de
la population, les réfugié-e-s «qui posent de gros
problèmes». LEtat sappuierait sur les
mesures de contrainte prévues dans le droit des
étranger-ères, pour limiter au maximum la liberté
de mouvement des personnes visées et les soumettre à une
«surveillance nettement plus forte». Soyons clairs:
au-delà des précautions oratoires, cest bien de
camps dinternement quil sagit.
Du flou dans la cible
Une des premières choses qui frappe dans ces
déclarations, cest le flou des catégories de
personnes concernées: de qui parle-t-on vraiment? Si Pierre
Chiffelle utilisait le terme de «délinquant», les
dernières propositions de Jean-Claude Mermoud visent «des
situations qui dérapent parce que quelques individus ne sont
plus gérables». On ne sait bien sûr par sur quels
critères on se basera pour désigner les personnes qui
dérapent, ni quelle garantie juridique permettra de contester le
bien-fondé de leur désignation… Comme souvent, on se
retrouve face à des catégories définies en-dehors
des normes communes, puisquelles ne correspondent pas à
celles du droit pénal, par exemple. On tend ainsi à
créer un droit spécial pour certaines catégories
de citoyen-nes, ce qui les soumet à un pouvoir étatique
dautant plus étendu que les critères ne sont pas
clairement définis, ouvrant la porte à tous les
arbitraires. On ignore également quelle serait la durée
de ces assignations.
Dans de telles conditions, interner les «personnes à
problèmes» reviendrait à créer de petits
Guantánamo. En effet, en soumettant les gens à une
contrainte forte sur la base de critères matériels et
temporels flous, on formerait des zones de non-droit. Nous avons
déjà aujourdhui lexpérience de
mesures semblables, par exemple les interdictions de zone, quil
est extrêmement difficile de contester devant les tribunaux,
précisément en raison de la marge
dappréciation qui est laissée à
ladministration.
Dailleurs, dans lesprit de Jean-Claude Mermoud, il est
aussi question de transformer les centres dhébergement en
camps retranchés, entourés de grillages avec une seule
sortie contrôlée. Ainsi, laugmentation du
contrôle discrétionnaire de lEtat viserait
également des personnes dont pourtant le comportement
nest pas stigmatisé
On séloigne de
largument initial pour écarter de la
société toute personne ayant eu le toupet de demander
asile à notre «patrie des droits humains».
Qui produit les problèmes dénoncés?
En réalité, si lon trouve au sein des
réfugié-e-s des personnes liées à du petit
trafic de drogue ou commettant des actes de violence, cest le
produit de la politique officielle. La Suisse a lune des lois
sur lasile les plus dures dEurope. Il ny a plus
aucun accueil digne de ce nom, les gens sont sous pression dès
leur arrivée, soumis à interdiction de travail. Au
travers du nouveau système frappant les victimes de
Non-Entrée en Matière (NEM), on met à la rue des
milliers de personne par année. Après leur avoir rendu la
vie impossible, on dénonce ensuite délinquance ou
comportements à problème.
Les réfugié-e-s provenant de pays africains et ayant la
peau noire sont particulièrement stigmatisés. Prenons
lexemple de la Sierra Leone: ce pays a connu une guerre civile
marquée par des exactions massives à lencontre des
populations civiles, par le recours aux enfants soldats. Pourtant, la
Suisse na pas reconnu le moindre statut de
réfugié, déniant tout motif de fuite aux Sierra
Leonais-e-s. On na pas même cherché à
vérifier si ces personnes avaient besoin de soutien
médical ou psychologique, sil sagissait
danciens enfants-soldats à réhabiliter. Comment
sétonner alors que certaines dentre elles se
montrent agressives ou sombrent dans la petite délinquance? En
misant sur le tout répressif, on finit par vider le droit
dasile de son sens et on pousse les gens à adopter les
comportements quon prétend combattre.
Bien des journalistes ou des hommes et femmes politiques
prétendent vouloir lutter contre les amalgames, garder du sens
à lasile, et en même temps, persistent à ne
pas voir les causes des troubles dénoncés. Mais ce
nest pas en créant des camps dinternement
quon rendra au droit dasile le sens quun
démantèlement systématique lui a ôté.
Les solutions sont ailleurs
Lexpérience et la rencontre concrète avec les
fameuses «personnes à problèmes» montre
quil faut aller dans une toute autre direction. Reprenons le cas
des Africain-e-s, notamment de Sierra Leone: la bonne réponse
serait, pour les plus jeunes, de les alphabétiser, de les
scolariser, de leur assurer au moins une formation
élémentaire; pour les plus âgé-e-s, de leur
proposer des occupations dignes. On résoudrait la plus grande
partie des problèmes qui se posent. Les
réfugié-e-s, quelle que soit leur provenance, sont dans
leur immense majorité des être humains à la vie
déchirée: il faut les autoriser à se construire un
avenir. Le prix de telles mesures? Certainement pas plus
élevé que celui de la répression: lappareil
humain et matériel nécessaire à la
détention administrative et aux camps dinternement a un
coût extrêmement élevé, comme le
démontrent les statistiques officielles.
Dailleurs, même Jean-Claude Mermoud reconnaît que si
les gens étaient moins désoeuvrés, cela aurait un
effet positif: «la population ne sénerverait pas
à les voir traîner dans les rues et eux seraient moins
tentés de basculer dans lillégalité».
Belle lucidité, mais pour le moins contradictoire, venant
dun ministre qui a imposé une stricte interdiction de
travailler à toutes les personnes déboutées de
lasile!
Du côté du Parti socialiste, on a évoqué
comme seule solution alternative les accords de réadmission avec
les pays dorigine. Cela ne fait quentériner toutes
les prémisses du discours dominant, sans interroger les
critères permettant de classer les personnes dans la
catégorie «à problème». Cest
aussi rejoindre loptique de la droite qui affirme que le
meilleur avenir pour les réfugié-e-s est dans leur pays.
Les camps de Pierre Chiffelle et Jean-Claude Mermoud verront-ils le
jour? Ne sont-ils pas plutôt de la poudre aux yeux
électorale qui occulte les vrais problèmes? Nul ne le
sait aujourdhui
Quoi quil en soit, le fait
même quon envisage de telles solutions en dit long sur le
délitement des droits humains dans notre pays.