Les pirates étaient-ils de gauche?

Les pirates étaient-ils de gauche?

Les pirates sont omniprésents dans l’imagerie populaire de
notre temps. Un film à succès – Pirates des
Caraïbes (2003) – les a récemment
représentés sous la forme d’extravagants
hors-la-loi libertaires en proie à la mainmise impériale
britannique. De Stevenson à Le Clézio, en passant par
Borges et Burroughs, la littérature s’est
fréquemment nourrie des aventures de la flibuste. D’autres
types de pirates prolifèrent sur Internet, les exploits
informatiques des hackers suscitant alternativement admiration et
réprobation parmi leurs victimes. Un secteur significatif de la
critique sociale contemporaine se réclame explicitement de la
piraterie. Dans Zones d’autonomie temporaires (TAZ), Hakim Bey
constate l’échec des stratégies
révolutionnaires basées sur la conquête du pouvoir
d’Etat, et en appelle à la constitution
d’«utopies pirates» provisoires et festives
logées dans les «marges d’erreur» du
capitalisme. dans No Logo, Naomi Klein préconise quant à
elle le détournement – ou piratage – des messages
publicitaires comme tactique de lutte contre la colonisation de
l’imaginaire par les médias de masse.

L’égalitarisme pirate

Mais qu’en est-il des idées politiques des pirates
historiques? Les bandits des mers des 17e et 18e siècles –
l’âge d’or de la piraterie – étaient-ils
en quelque manière des vecteurs d’émancipation
politique? Si elle est certainement le fruit d’une construction
rétrospective, l’imagerie populaire consistant à
faire du pirate un chantre de liberté et d’insoumission
comporte une part de vrai. Nombre de pirates souscrivaient à des
idées politiques radicales pour leur temps. Le plus captivant
des récits qui nous soient parvenus de leurs hauts-faits,
l’Histoire générale des plus fameux pirates de
Daniel Defoe (l’auteur de Robinson Crusoe), rapporte que
l’élection des capitaines par les équipages, le
partage équitable des butins, les libérations
d’esclaves, et la fraternité entre tous ceux dont le Jolly
Roger – le pavillon noir orné d’un crâne et de
tibias croisés – gouvernait la destinée,
étaient choses communes parmi eux. Le mépris en lequel
les pirates tenaient les appartenances nationales – celles de
leurs victimes en particulier – témoigne de ce qu’un
internationalisme de fait n’était pas absent de leur
conception du monde, préfigurant en cela celui d’autres
adeptes du drapeau noir qui se feront connaître un peu plus
d’un siècle plus tard.

Une part de l’égalitarisme qui avait cours parmi les
pirates était imposée par les contraintes
inhérentes à leur mode d’existence. La mer des 17e
et 18e siècles est un endroit dangereux, une forme
d’autodiscipline et de solidarité sur les navires
s’avérant une condition indispensable de la survie.
C’est ce qui explique que souvent, ce n’est qu’une
fois revenus sur terre qu’un relâchement dans le
comportement des pirates se faisait ressentir. C’est alors que la
«culture de la taverne», dont la consommation de rhum et
les rixes comptaient parmi les principaux piliers, prenait toute sa
signification.

Les pirates sont dans bien des cas d’anciens marins. Dès
la fin du 17e siècle se forme un véritable
prolétariat maritime composé de paysans n’ayant pas
trouvé à s’employer dans les grands centres urbains
européens en voie de constitution. Cette population
surnuméraire est conduite à prolonger sa migration
jusqu’à la mer, et à s’engager dans les
marines européennes qui se disputaient alors la possession du
monde. Les conditions d’existence de ce prolétariat
maritime sont extrêmement pénibles. Mal, voire pas
payés du tout, soumis à l’arbitraire de capitaines
tyranniques, risquant leur vie au quotidien et à la merci des
maladies que l’unification microbienne en cours plaçait
sur leur chemin, l’entrée en piraterie s’impose
comme un choix rationnel à nombre d’entre eux.

Utopies pirates

L’égalitarisme pirate excède toutefois le strict
égalitarisme nécessaire à la survie en mer. Le cas
du capitaine Misson en est, pour ce qu’il a de radical, un
exemple passionnant. Misson est un officier de marine provençal
naviguant sous pavillon français à la fin du 17e
siècle. Il fait la rencontre à Rome d’un
dénommé Caraccioli, dominicain hérétique
témoignant d’un penchant pour une forme communiste de
déisme. Sous l’influence de Caraccioli, Misson fonde
à Madagascar une colonie libertaire à laquelle il donne
le nom de Libertalia. Renonçant à leurs
nationalités, ses membres se font appeler Liberi, proclamant
par-là leur allégeance à «Dieu et à
la liberté» et à rien d’autre, mais aussi
leur haine de toutes les formes de servitude. Les Liberi inventent un
esperanto, composé d’un mélange de langues
européennes et africaines. Concevant leur aventure comme un
retour au paradis perdu, cherchant à se préserver de la
corruption de la civilisation, les Liberi entourent leur colonie
d’un enclos. Que les pirates aient expérimenté des
formes novatrices de sociabilité politique ne fait donc pas de
doute.

Misson compte parmi les plus politisés des pirates. La flibuste
renferme cependant des révoltes, qui, pour plus infra-politiques
qu’elles soient, n’en sont pas moins radicales. Le cas de
Samuel Bellamy («Black Sam») en fournit un exemple
intéressant. «Les bourgeois volent les pauvres sous la
protection de la loi, nous volons les riches sous la seule protection
de notre courage», assure-t-il au capitaine d’un navire
qu’il s’apprête à piller. Contrairement
à Misson, Bellamy est un pessimiste. L’espoir d’un
recommencement de la civilisation sur de nouvelles bases lui est
étranger. D’un côté, il perçoit
clairement les rapports de classe qui sous-tendent le système
judiciaire de son temps, dont les pirates comptent d’ailleurs
parmi les principales victimes. De l’autre, la critique
qu’il en propose ne s’autorise que de son courage personnel
et de celui de ses compagnons, et non d’une conception
alternative de la justice. «Quant à moi, je suis un prince
libre», dit Bellamy à une autre occasion.

Les pirates sont à rapprocher de ce que l’historien Eric
Hobsbawm appelle les bandits sociaux. Les bandits sociaux sont des
«révolutionnaires traditionalistes». Ils
apparaissent dans les phases de transition entre systèmes
sociaux, en particulier au cours de la transition entre le
féodalisme et le capitalisme. Le plus connu d’entre eux
est Robin des Bois. Volant aux riches et redistribuant aux pauvres,
c’est au nom d’idéaux traditionnels – honneur,
justice, dignité – et non d’un programme
révolutionnaire orienté vers le futur, qu’ils
opèrent. Les pirates apparaissent eux aussi dans les phases de
transition. L’empire romain avait réussi à en
débarrasser la Méditerranée, mais ils
réapparurent sitôt son déclin entamé. Aussi
longtemps que le quadrillage de l’océan atlantique par les
marines nationales demeurait incomplet, les pirates y
proliférèrent. Dès le milieu du 19e siècle,
ce quadrillage est achevé, et c’en est dès lors
fini de la piraterie dans cette région. Piraterie et
hégémonie progressent donc systématiquement en
proportion inverse. La prolifération des pirates est en ce sens
toujours le symptôme d’un déclin.

Razmig KEUCHEYAN