Après 25 ans de néolibéralisme, comment remonter le courant?

Après 25 ans de néolibéralisme, comment remonter le courant?

Le 17 octobre dernier, la section
fribourgeoise du Mouvement pour le socialisme (MPS) avait invité
Daniel Bensaid, philosophe et militant de la Ligue communiste
révolutionnaire, à donner une conférence dans
cette ville. Nous en avons transcrit quelques extraits. (réd.)

L’offensive néolibérale s’est
enclenchée au tournant des années 1980, sous Thatcher et
Reagan. Ceci signifie que cette offensive dure maintenant depuis
près d’un quart de siècle. Pendant 25 ans, une
série de défaites – sur les retraites,
l’emploi, la protection sociale, etc. – s’est abattue
sur le mouvement ouvrier, et ses effets se font sentir aussi sur la
perspective d’une renaissance des mouvements sociaux de
contestation de l’ordre social actuel.

L’ampleur des dégâts

Les sociétés européennes avaient été
habituées, dans l’après-guerre, à un quasi
plein emploi, ainsi qu’à un chômage relativement
limité. Les premières vagues de licenciements et de
fermetures d’entreprises ont désorienté le
mouvement ouvrier, notamment les directions syndicales et les partis de
gauche. Pour celles et ceux qui les ont connues, les années 1980
ont été les plus sinistres sur le plan social et
politique. A partir du milieu des 1990, on s’est
déjà senti un peu moins seul, avec l’apparition
d’une certaine contestation sociale. Il n’en demeure pas
moins que, même depuis lors, bien qu’il y ait eu des luttes
importantes, les victoires significatives ont été rares.
Si l’abrogation du CPE au printemps dernier a fait tant de bruit,
c’est parce qu’elle a été l’une
d’entre elles.

Parallèlement, l’offensive néolibérale
n’a pas permis au capitalisme de relancer un cycle
d’accumulation dynamique. Elle n’a pas non plus suffi
à modifier autant que les classes dominantes l’auraient
voulu les rapports de force sociaux, si bien que la spirale des
contre-réformes est loin d’être parvenue à
son terme.

En France, outre le nombre de chômeurs-euses, il faut compter
environ sept millions de travailleurs pauvres. Une partie d’entre
elles et eux, malgré l’instauration de la couverture
maladie universelle, n’a pas accès aux soins les plus
élémentaires. On a également vu apparaître
le phénomène des salarié-e-s sans logis, qui
disposent d’un travail mais n’ont pas de logement. On
assiste aussi au retour de maladies, comme par exemple le saturnisme,
qu’on avait cru disparues, et qui étaient les maladies des
taudis du 19e siècle.

En Allemagne, six millions de personnes se trouvent en-dessous du seuil
de pauvreté. Quarante-sept millions de citoyen-ne-s
américains n’ont pas de couverture médicale. Bref,
contrairement aux promesses du discours néolibéral, on
constate un creusement profond des inégalités…

Guerre sociale et guerre globale

Tout ceci n’est évidemment pas sans effets sur la nature
des rapports sociaux dans les sociétés contemporaines.
Les dégâts induits par les politiques
néolibérales sont considérables. La concurrence de
tous contre tous, la mise en opposition des exploité-e-s avec
celles et ceux qui sont encore plus exploité-e-s, la destruction
des anciennes solidarités, tout ceci témoigne du
degré de pénétration du
néolibéralisme au sein de la société.
C’est ce qui explique que les révoltes prennent souvent la
forme d’explosions spontanées,
déstructurées, comme ce fut le cas dans les banlieues
françaises l’an passé.

La guerre sociale n’est en réalité que l’un
des versants d’un état de guerre global
déclaré dès le lendemain des attentats du 11
septembre 2001 – même si la rhétorique
«anti-terroriste» avait été
élaborée dans les cabinets de l’administration
américaine bien avant cette date. La guerre globale contre le
«terrorisme» se caractérise d’abord par son
caractère illimité dans le temps et l’espace.
Contrairement aux guerres classiques, cette guerre est
présentée comme une guerre non entre des Etats qui
auraient des intérêts divergents, mais entre le Bien et le
Mal. Des phénomènes comme Guantanamo, Abu Ghraib, ainsi
que la re-légalisation de la torture par l’administration
américaine récemment, sont inscrits dans la logique de ce
type de conflits. Celui-ci implique par ailleurs une suspension du
droit international. La plupart des expéditions militaires
récentes – y compris l’invasion israélienne
du Liban – se sont faites en dehors de toute juridiction
internationale.
 
En même temps, le discours néolibéral a perdu une
part importante de sa légitimité. Certes, les
contre-réformes se poursuivent, mais les idéologues
satisfaits du néolibéralisme se font de plus en plus
rares. Il y a une réelle prise de conscience, au sein de la
population, et dans une fraction de la «classe politique»,
des ravages de cette idéologie sur le tissu social. On voit
dès lors apparaître ce que j’appellerais un discours
libéral «tempéré», qui cherche
à aménager des filets de sécurité, tout en
continuant à préconiser la soumission aux marchés.

Construire de nouvelles solidarités

Les mouvements d’opposition au néolibéralisme sont
encore jeunes. Les trois dates habituellement retenues pour marquer
leur naissance sont le soulèvement zapatiste de 1994, les
grèves françaises de l’hiver 1995, et les
manifestations de Seattle de 1999. Or, dans les trois cas,
l’émergence du mouvement altermondialiste ne date que de
10-12 ans, ce qui, à l’échelle de l’histoire
du mouvement ouvrier, est bien peu.

La question est de savoir sur quelle base on peut construire
aujourd’hui de nouvelles solidarités. A mon sens,
l’une des principales tâches qui s’imposent à
la gauche radicale est de faire apparaître les solidarités
de classe là où elles ne sont pas forcément
perçues. Un exemple. Azouz Begag, l’actuel ministre
français de l’«égalité des
chances», a publié pendant les luttes contre le CPE une
tribune dans Libération. Il y affirme que les
émeutier-e-s qui ont pris part à la révolte des
banlieues au mois de novembre précédent, et qui ont
été réprimés par la police et la justice,
ne comprendraient pas que les étudiant-e-s, eux, puissent
impunément occuper les universités. En somme, Begag
cherchait à jouer la banlieue contre les étudiant-e-s
pour délégitimer la lutte contre le CPE.

Notre objectif à nous doit être, d’abord, de
dénoncer ce type de manœuvres, et surtout de chercher
à faire converger ces mouvements. Il faut insister
inlassablement sur le fait que les problèmes de ces
catégories de la population sont étroitement liés,
et exiger des politiques sur la précarité,
l’habitat, les conditions de scolarisation et
d’accès à l’emploi, qui soient
globales…