Salaires: mettre fin au grand écart

Salaires: mettre fin au grand écart

Le succès de la manifestation
organisée par l’USS sur le thème de
l’augmentation des salaires (25 000 personnes à Berne le
23 septembre) a bien mis en évidence le sentiment des
salarié-e-s de ce pays d’être les dindons à
la fois de la crise et de la reprise, alors que les rétributions
de leurs dirigeants ne connaissent pas du tout un même
fléchissement prolongé. Mais en refusant de se donner les
moyens d’une mobilisation dans la durée et de prioriser
clairement la lutte contre les bas salaires, le mouvement syndical ne
s’arme pas véritablement pour l’avenir.

Certes, pour qui se rappelle la manie du secret qui entourait les
politiques salariales de chaque fédération syndicale il y
a encore une quinzaine d’années, la tenue d’une
manifestation centralisée sur la question représente un
net progrès. Comme le fait que syndicats du privé et du
public se retrouvent sur ce thème. Il y a là
l’expression manifeste d’un enjeu commun à tous les
salarié-e-s, dépassant les corporatismes de branche, ce
que l’on ne peut qu’applaudir.

Mais deux points laissent l’observateur et le militant dubitatif.
D’une part, cela semble bien être la seule action
prévue sur ce thème; on a donc assisté à
l’apogée de la mobilisation et non pas à son
lancement. Interrogée sur les prochaines étapes de la
mobilisation salariale, la secrétaire de la section de Lausanne
d’Unia-Vaud, Fabienne Millioud, est bien incapable d’en
mentionner une seule (Le Courrier, 26.9.06). Rentrez les calicots et
sortez les tapis verts! D’autre part, l’absence de
revendication spécifique pour les bas salaires, comme un salaire
minimum légal, passe à côté d’un des
effets de la précarisation, qui va peser de plus en plus sur une
série de secteurs du marché du travail. La formulation
tout à la fois vague et alambiquée de la revendication
centrale «Augmentez les salaires, cap sur
l’égalité» ne comble en rien ce manque.

Les bas salaires, un problème important

Pourtant l’USS elle-même reconnaît, en le minimisant,
le problème de la disparité salariale qui
s’installe: «En 1998, une personne dont le salaire
était supérieur à celui de 90% des
salarié-e-s gagnait 2,59 fois plus que celle dont le salaire
était supérieur à celui de 10% des
salarié-e-s seulement. En 2000 ce rapport, qui exprime la
disparité salariale a augmenté à 2,62, avant
d’atteindre 2,64 en 2002 et de rester à ce
niveau-là en 2004.» (D.Oesch, S. Gaillard, R. Graf, N.
Imboden, D. Lampart, 12 problèmes de politique salariale en
Suisse Dossier USS n° 38, p. 11).

Plus clairement, l’Enquête suisse sur la structure des
salaires 2004 constate: «En 2004, on dénombre en Suisse
près de 244 000 postes de travail à bas salaire
rémunérés à moins de 3699 francs bruts par
mois pour 40 heures hebdomadaires. Le nombre total de personnes
salariées concernées par ces postes est estimé
à 315’900 dont une nette majorité de femmes (221
600) ou 70,1%. Le taux de postes à bas salaire dans la
totalité des postes offerts par les entreprises est de 10,2%.
Exprimé en terme de personnes salariées occupant un
emploi à bas salaire, ce taux est de 11,6%. Ce même
pourcentage calculé séparément pour les femmes
salariées et pour les hommes salariés montre une
situation nettement favorable à ces derniers avec 6,0% chez les
hommes contre 19,2% chez les femmes.» (p. 35).

Cette situation et ses effets peuvent aussi être lus dans les
titres des communiqués de presse de l‘Office
fédéral de la statistique: «Augmentation du nombre
des working poor dans les années 90» (mars 2001);
«Les personnes élevant seules des enfants sont les plus
éloignées de l’idéal de richesse et de
bien-être» (4 novembre 2002); «Baisse du revenu moyen
des ménages» (14 septembre 2006). Et on en oublie
certainement dans le tas. A l’autre bout de
l’éventail, la situation est toute autre.

Salaires des dirigeants: pourquoi se gêner?

Les rémunérations annuelles des dirigeants des grandes
entreprises suisses atteignent souvent des montants sidéraux. 24
millions pour Marcel Ospel (UBS) en 2005 (contre 21 seulement – !
– en 2004); une vingtaine de millions,
régulièrement, pour Daniel Vasella (Novartis), 15
à 16 pour Franz B. Hummer (Roche), idem pour Peter Brabeck
(Nestlé) une dizaine en moyenne pour Walter B. Kielholz (Credit
Suisse). L’organisation syndicale Travail Suisse estime
qu’en 2005, le rapport entre le plus bas salaire et le plus haut
dans l’entreprise en Suisse était de 1 à 544
à l’UBS (autrement dit le mieux payé gagnait 544
fois le traitement du plus mal rétribué), de 1 à
514 au Credit Suisse, de 1 à 312 chez Nestlé et de 1
à 259 chez Novartis.

Rien ne justifie «rationnellement» ces écarts et ces
sommes. La prise de risque de ces patrons n’est pas plus
élevée que celle du vendeur de kebabs du coin. Les
succès boursiers de leur entreprise reposent sur des processus
qui ne dépendent pas des décisions de tel ou tel
dirigeant, comme la mondialisation ou la financiarisation du capital.
Quant à leurs compétences personnelles, leur talent
propre, une étude du MIT américain estime que si le PDG
de la 250e entreprise mondiale (selon sa capitalisation) devait
remplacer celui de la première, il en résulterait pour
celle-ci une perte de 0,014%. Des peanuts, donc.
En réalité ces montants représentent la part du
butin accordée par les actionnaires au flibustier en chef, dont
les intérêts sont ainsi liés à ceux de ses
mandants, cela d’autant plus qu’une deuxième partie
de sa rémunération (stock-options, primes diverses)
dépend directement du résultat en bourse de
l’entreprise.

Mais les hauts salaires ne sont pas uniquement réservés
aux stars des multinationales. Les salaires des cadres
supérieurs de certaines branches économiques ne sont pas
non plus à la traîne. Selon l’Enquête suisse
sur la structure des salaires de 2004, «parmi les
catégories des cadres supérieurs les mieux payés
(les «top managers»), le 10% des cadres supérieurs
les mieux rémunérés gagnaient en 2004 un salaire
mensuel de 54 689 francs dans «l’industrie du tabac»,
34 161 francs dans les «banques» et 31 920 francs dans les
«assurances».

Preuve, s’il en était besoin, que les ressources pour combattre les bas salaires ne manquent pas.

Daniel SÜRI