Femmes migrantes, femmes invisibles? LEtr: discriminations cachées, mais réelles

Femmes migrantes, femmes invisibles? LEtr: discriminations cachées, mais réelles

La législation sur les
étrangers est formulée en des termes
«neutres» quant au genre, et ne contient pas de
dispositions traitant explicitement les femmes migrantes de
manière différente des hommes. Toutefois, cette
«neutralité» n’exclut pas l’existence de
discriminations sur la base du sexe, mais celles-ci sont
«cachées»: en termes juridiques, on parle de
«discriminations indirectes».

Il faut bien sûr rappeler que l’interdiction de la
discrimination à raison du sexe ne se limite pas aux
discriminations directes: la Constitution interdit toute forme de
discrimination, qu’elle soit directe ou indirecte. On parle de
discrimination indirecte lorsqu’une règle légale,
fondée sur des critères neutres quant au sexe, a
cependant pour effet, dans la pratique, de désavantager une plus
grande proportion de personnes appartenant à un sexe
qu’à l’autre sexe, sans que cela soit objectivement
justifié.

Invisibilité des femmes migrantes

A la base des discriminations indirectes, on trouve
généralement un aveuglement à la
réalité de l’existence même de la
catégorie «femmes», ou en tout cas à
l’existence d’une situation spécifique des femmes.
Dans le cas de la migration, on a affaire à un discours dominant
fondé sur une vision des migrants comme personnes de sexe
masculin. Dans le meilleur des cas, certains discours reconnaissent
verbalement l’existence de migrant-e-s, mais sans en tirer les
conséquences, c’est-à-dire en présupposant
que les problèmes liés à la migration touchent de
manière identique les hommes et les femmes. Cela relève
en partie d’une vision «androcentrique» ou
patriarcale du monde, qui tend à occulter l’existence des
rapports de domination entre hommes et femmes; dans le cas du
thème de la migration, il y a une autre raison
particulière au phénomène de
«l’invisibilité» des femmes migrantes:
c’est le fait que la majorité des femmes migrantes
travaillent dans des secteurs eux-mêmes traditionnellement
assignés aux femmes et qui ne sont pas considérés
comme faisant partie de «l’activité
économique»: le travail domestique et de soins,
effectué dans les ménages privés, et le travail du
sexe. Dans le cas de la Suisse, on estime que la moitié des
migrant-e-s sans statut légal (dont le nombre est
évalué à 120 000) sont des femmes occupées
dans le secteur dit domestique, qui englobe toute une série de
tâches socialement vitales comme la garde d’enfants, les
soins aux personnes âgées, et d’une manière
générale tout le travail nécessaire à la
reproduction, qui est traditionnellement assigné aux femmes et
généralement non rémunéré.

La LEtr et le travail des femmes

La législation suisse sur les étrangers, depuis 1998, est
fondée sur le système dit «binaire» (qui a
remplacé le modèle précédent dit «des
3 cercles»). Ce système prévoit que l’octroi
d’un permis de séjour en vue d’exercer une
activité lucrative est réservée, en principe, aux
ressortissant-e-s de l’Union européenne (UE) et de
l’AELE. Ce système a ainsi pu être qualifié
de raciste, puisqu’il établit une distinction entre les
«bons» étrangers, jugés
«intégrables» (blancs, chrétiens, etc), et
les «mauvais» étrangers, jugés
«inassimilables» et indésirables (ceux qui
proviennent des pays dits du Sud). Toutefois, une exception est faite
à l’impossibilité pour les migrant-e-s
extra-européens d’obtenir une autorisation de
séjour pour travailler en Suisse: cette exception concerne les
cadres, les spécialistes et autres travailleurs
qualifiés. Or, même si cette disposition ne fait
explicitement aucune différence entre hommes et femmes, il est
évident que dans la réalité, compte tenu de la
situation sociale des femmes dans la plupart des pays du monde, il y a
bien moins de femmes que d’hommes qui peuvent accéder
à des formations hautement qualifiées ou à des
postes de cadres ( ce qui illustre, soit dit en passant, la relation
entre oppression de genre et de classe). La loi suisse n’offre en
revanche aucune possibilité légale d’obtenir une
autorisation de séjour pour occuper un emploi dans le secteur du
travail domestique, pour prendre soin d’enfants ou de personnes
âgées. Cela reflète la non-reconnaissance sociale
de l’importance (y compris pour l’économie!) du
travail domestique et de soins, et a pour effet de contraindre les
femmes migrantes encore plus que les hommes à ce qu’on
appelle la «clandestinité», qui n’est en fait
que la privation de tout droit permettant une exploitation maximale.

La LEtr et le statut matrimonial des femmes

Outre le permis de travail, un autre motif d’immigration
légale en Suisse est le regroupement familial. Il s’agit
même d’un motif d’immigration très important,
puisqu’il concernait en 2005 40% de tous les cas
d’immigration légale en Suisse. D’autre part, bien
que là aussi la loi soit formulée de manière
parfaitement neutre quant au sexe («le conjoint
étranger»), dans la réalité le regroupement
familial est un motif d’immigration qui concerne une
majorité de femmes (il y a deux fois plus de mariages entre un
homme suisse et une femme étrangère que l’inverse).
On rappellera que la «migration matrimoniale» a toujours
constitué une stratégie pour les femmes désireuses
ou obligées de quitter leur environnement social
d’origine. Cette stratégie féminine de survie prend
évidemment d’autant plus d’importance que les autres
moyens légaux d’immigrer leur sont fermés, comme on
l’a vu ci-dessus.
On notera que le statut légal des épouses
étrangères n’a cessé de se précariser
depuis 1992, date de la révision de la loi sur la
nationalité qui a supprimé l’acquisition
automatique de la nationalité suisse pour les femmes
mariées à un ressortissant suisse ( révision
intervenue au nom, bien entendu, de
«l’égalité entre hommes et femmes»…).
Depuis lors, la législation en matière de regroupement
familial instaure un lien entre le droit au permis et le statut
matrimonial, et le projet de la LEtr aggrave encore la situation en
faisant de la vie commune une condition à l’octroi et
à la prolongation de l’autorisation de séjour du
conjoint étranger marié à un-e ressortissant-e
suisse.
Cette exigence de vie commune crée une discrimination par
rapport aux couples suisses ou à ceux dont l’un des
conjoints est ressortissant de l’UE, qui sont libres
d’organiser leur vie matrimoniale (un ou deux domiciles) comme
ils l’entendent. Mais surtout, cette exigence de vie commune,
bien que visant formellement les «conjoints
étrangers» des deux sexes, constitue une discrimination
indirecte à l’égard des femmes: non seulement pour
les raisons quantitatives mentionnées plus haut, mais
également en raison des inégalités entre homme et
femme au sein du couple, qui se traduisent généralement
par une plus grande dépendance économique des femmes, et
aussi par des situations de violences. Ces rapports inégaux sont
d’ailleurs encore accentués lorsque l’épouse
est étrangère, à cause de l’isolement
social, de la méconnaissance de la langue, etc. Si l’on
ajoute à cela la crainte de perdre son permis de séjour
en cas de séparation au cours des 3 premières
années de mariage, on constate que la législation sur les
étrangers aboutit à renforcer la dépendance de
l’épouse vis-à-vis de son conjoint et affaiblit ses
moyens de se défendre en cas de violences conjugales notamment,
en ouvrant la porte à toutes formes de pressions, menaces et
chantage.

Femmes migrantes triplement opprimées

En conclusion, une analyse du projet de la LEtr sous l’angle de
ses effets spécifiques sur les femmes migrantes ne peut que nous
conforter dans notre refus de cette loi. Mais au-delà du vote du
24 septembre prochain, la solidarité avec les femmes migrantes,
et en particulier avec les travailleuses sans statut légal,
représente un enjeu crucial tant pour le mouvement
féministe que pour la gauche et les syndicats: il s’agit
en effet d’être capables d’englober dans une
même réflexion les trois niveaux d’oppression que
vivent les femmes migrantes: de genre, de classe et d’origine
nationale. Un autre enjeu essentiel, lié au
précédent, est celui de la place à accorder, dans
notre analyse et notre action politiques, au travail
«domestique» ou de reproduction. Tant que cette
réalité (pourtant essentielle socialement,
économiquement, et… humainement!) sera occultée de nos
analyses politiques, les femmes qui effectuent ce travail (gratuitement
ou dans des conditions souvent proches de l’esclavage ) resteront
elles-aussi invisibles. Or, l’expérience du mouvement
féministe montre que pour pouvoir être
transformées, les situations d’oppression que vivent les
femmes doivent tout d’abord sortir de
l’«invisibilité».

Anne-Marie BARONE

Nous avons demandé à l’auteur de
synthétiser, dans l’article ci-contre, une partie du
matériel qu’elle a préparé pour
l’introduction de l’atelier qu’elle contribuera
à animer lors d’une prochaine conférence
internationale, qui se tiendra à l’Université de
Zurich les 15 et 16 septembres prochains.
Le thème de la Conférence «Law and Gender studies
2006» sera «Law as a driving force or an impediment to the
transformation of Gender Relations?» (Le droit comme force
motrice ou comme obstacle à la transformation des relations de
genres) et l’atelier en question portera sur «Migration,
multiculturality and Gender Equality.» (Migrations,
multiculturalité et égalité de genres)
Anne-Marie Barone y parlera sur la «Discrimination indirecte
à l’égard des femmes dans la législation
suisse sur les étrangers». Le programme intégral de
la conférence est téléchargeables sur
www.genderlaw.ch, ainsi que la liste des intervenantes et des synopsis
de leurs contributions. (red)