Frisson colonial sur France 2

Frisson colonial sur France 2

Plusieurs associations françaises ont lancé une mobilisation contre le projet «Les caméléons», produit par Extra Box, filiale d’Endemol (Loft Story, Star Academy, La Ferme des célébrités), pour France 2. Cette émission, affirmaient justement ces associations, «contrevient aux obligations de la principale chaîne publique qui doit selon son cahier des charges, ‘promouvoir les valeurs d’intégration, de solidarité et de civisme’ et non le spectacle affligeant des vieux clichés de l’exotisme colonial.» Elles appelaient donc France 2 à renoncer à «ce projet qui relève de la même idéologie que les zoos humains dans lesquels on exhibait les peuples colonisés». La campagne contre ce projet avait été lancée à la mi-mai par IRCA international (Commission internationale pour les droits des peuples indigènes), qui avait révélé l’affaire et mis en ligne une pétition (plus de 9000 signatures en quinze jours). Le 28 juin, France 2 a annoncé l’abandon du tournage de cette série. C’est une victoire!

«NULLE PEUPLADE DORÉNAVANT N’AURA LE DROIT DE RESTER BARBARE À CÔTÉ DES NATIONS CIVILISÉES», Alfred de Vigny (vers 1850)

Le principe des 9 émissions, commandées par la chaîne publique, consiste à filmer le séjour de six Occidentaux dans différentes communautés dites autochtones (Papous de Nouvelle-Guinée, chasseurs-cueilleurs Hadzabé de Tanzanie, Mentawaï d’Indonésie, des Miaos du sud de la Chine, nomades Mongols, etc.), en leur demandant de mimer les mœurs et les coutumes de ces peuples, le gagnant étant désigné par un ethnologue et par les chefs des villages (l’«expert» blanc et le «témoin» sauvage!). Grâce à la campagne initiée par l’IRCA, le concept de l’émission a été légèrement modifié. Le programme s’intitule désormais «Au bout du monde» mais l’esprit colonial qui l’anime est toujours là.

Vivre parmi les sauvages

L’éditorialiste du magazine Le Vif, publié en Belgique, l’a parfaitement résumé: «La télé va vous montrer comment nous, les «civilisés», nous débrouillons pour vivre parmi les «sauvages». En Nouvelle-Guinée, Monsieur pourra troquer son complet Calvin Klein pour un rustique étui pénien. Tandis que Madame, enfin délivrée de son soutien-gorge La Perla, brandira des seins fraîchement tatoués aux pigments végétaux. Les uns apprendront à chasser à l’arc ou à la sarbacane, les autres à griller des lézards ou à confectionner des gâteaux de sauterelles. Tous se plieront de bonne grâce aux rites locaux et singeront les danses de leur communauté d’accueil. Pendant que vous, confortablement calés dans votre canapé ivoire, pourrez sourire de leur gaucherie tout en découvrant les us et coutumes de ces «ailleurs» insolites. Voyeurisme? Exhibition indigne? Irrespect pour des civilisations différentes des nôtres? Viol médiatique de peuples en voie d’extinction? Allons donc! Où est le mal? Il faut décidément avoir l’esprit bien chagrin pour s’indigner d’un aussi noble projet de «rencontre des civilisations»! Caméléons et bons sauvages» (16 juin).

Aux différentes voix qui se sont élevées contre cette émission, le directeur des programmes de France 2, répondait récemment dans Le Monde, qu’il s’agissait tout simplement d’«un jeu documentaire d’aventures qui offre une porte d’entrée gourmande, humaniste, joyeuse, au grand public, pour lui permettre de découvrir des cultures méconnues».

Chirac en rajoute

Des paroles qui ne sont pas sans rappeler les termes de Jacques Chirac à l’occasion de l’inauguration du Musée des Arts et civilisations, autre divertissement colonial que l’Etat destine aux plus «cultivés» (le «grand public», dont le cerveau est un appendice du tube digestif, ayant besoin d’une «porte d’entrée gourmande» pour ingérer, en même temps que ses patates, quelques notions de culture): «C’est, je le crois, a donc affirmé l’humaniste Jacques Chirac, un évènement d’une grande portée culturelle, politique et morale. Cette nouvelle institution dédiée aux cultures autres sera, pour ceux qui la visiteront, une incomparable expérience esthétique en même temps qu’une leçon d’humanité indispensable à notre temps. Alors que le monde voit se mêler les nations, comme jamais dans l’histoire, il était nécessaire d’imaginer un lieu original qui rende justice à l’infinie diversité des cultures, un lieu qui manifeste un autre regard sur le génie des peuples et des civilisations d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques.»

Au moment même où le président de la république prononçait ces mots, quelque part au sein d’une peuplade primitive n’ayant pas eu la chance de bénéficier de l’«œuvre positive» de la colonisation, était tourné le premier épisode de «Caméléon/Au bout du monde». A la rentrée, si l’on n’a rien de mieux à faire, on pourra ainsi suivre avec délectation l’expérience excitante de quelques Français plongés au cœur de la sauvagerie. Quant à ceux qui n’aiment pas la télé, ils pourront partager les frissons des «aventuriers» de France 2 en sillonnant le musée du Quai Branly. (…)

Sadri KHIARI*

* Politologue, membre de l’opposition démocratique tunisienne, installé en France depuis trois ans. II fait partie des initiateurs de «l’Appel des indigènes de la République», publié en janvier 2005. Il est l’auteur de Tunisie, le délitement de la cité – Coercition, consentement, résistances (Karthala, 2003). La version complète de cet article est disponible sur le site www.indigenes-republique.org. Intertitres de notre rédaction.