Luigi Nono : « La révolution ne renie pas la beauté »

Luigi Nono : « La révolution ne renie pas la beauté »

La récente parution d’un DVD1, consacré à Luigi Nono à travers les témoignages de ses amis Claudio Abbado et Maurizio Pollini, permet au grand public de s’approcher d’une grande et belle figure de la musique contemporaine. Un créateur qui ne pouvait concevoir que sa musique ne prît pas pleinement place dans l’histoire de son époque: «La musique restera toujours une présence historique, un témoignage des hommes qui affrontent consciemment le mouvement historique, et qui à chaque étape de ce mouvement décident, en pleine possession de leur intuition et de leur conscience logique, et agissent pour ouvrir de nouvelles voies au besoin vital de nouvelles structures».

Avant de retracer brièvement ce que furent le compositeur et son œuvre, rappelons une petite anecdote, pour restituer une certaine ambiance: au début des années 70, Maurizio Pollini devait donner un récital de piano à Milan. Avant de jouer, il tenta de lire une lettre, signée par de nombreux artistes, dont Abbado et Nono, dénonçant les atrocités commises par l’armée américaine au Vietnam. Ce fut un gigantesque tollé et les injures fusèrent. Pollini n’acheva jamais sa lecture, la police dut intervenir et le récital fut annulé. A l’époque, Pollini, Abbado et Nono faisaient des choses plus inouïes encore, comme celles qui consistaient à se produire devant des étudiants en lutte ou dans des usines en grève. Avec Luigi Nono, on entre de plain-pied dans la musique contemporaine, celle qui renonce aux formes préétablies et va au-delà de la tonalité. La singularité de ce compositeur sera toutefois de combiner un engagement politique ouvert et une constante expérimentation technique et compositionnelle.

Nono et l’engagement

L’engagement, au sens d’engagement dans son époque, est un trait caractéristique et constant de l’œuvre de Nono (1924-1990), évident durant sa seconde période créatrice. Issu de la Resistenza antifasciste, l’humaniste Nono va, comme de nombreux intellectuels à l’époque, adhérer ensuite au Parti communiste italien. Il deviendra membre de son Comité Central, sans pourtant jamais suivre ses objurgations (une de ses œuvres des années 70 – Como una ola de fuerza y luz – est même dédiée à son ami disparu, Luciano Cruz, l’un des dirigeants de la gauche révolutionnaire au Chili, le MIR). De cette période datent des œuvres comme La fabbricca illuminata (pour voix de femmes et bandes magnétiques, sur des textes de Cesare Pavese et Giuliano Sciaba, 1964). L’emploi de la musique électroacoustique et des bandes magnétiques permet à Nono d’intégrer dans son œuvre l’enregistrement des bruits d’une usine de Gênes, par la suite complètement retravaillés. Ainsi s’enrichit une technique de composition d’abord pointilliste, puis souplement sérielle, peu soucieuse des diktats des «géomètres cadastraux» de cette école. Expliquant comment dans La fabbricca le langage traditionnel ne fonctionne plus, Nono poursuit: «y entre au contraire un mode complètement différent d’utilisation du matériau électronique et de celui qui a été enregistré directement dans l’usine (…) La fusion entre le matériau électronique et le matériau naturaliste est analysée et composée de façon à rendre impossible la distinction du moment où commence l’un et où termine l’autre»2 Le point culminant de cette période est sans conteste l’œuvre Al grande sole carico d’amor (Au grand soleil d’amour chargé, 1972-1974), pour voix solistes, chœurs, orchestre et bande, avec des textes de Louise Michel, Bertold Brecht, Fidel Castro, Che Guevara, Lénine ou Antonio Gramsci. A travers un montage d’événements révolutionnaires, sous forme de fragments, de la Commune de Paris au Vietnam, l’œuvre recherche à restituer l’énergie spontanée des masses, tout en s’interrogeant sur le parcours des révolutions.

Nono le Vénitien

Ce serait toutefois caricaturer stupidement le compositeur que de le réduire à une espèce de propagandiste politique musical. Son opposition radicale, théorique et esthétique, au jdanovisme3 soviétique et à tout réalisme socialiste interdit d’assimiler sa musique à une banale illustration de thèses politiques. Celui pour qui la musique sera toujours «révolte et utopie» (Philippe Albèra) va ensuite épurer son langage, le dépouiller, retrouvant un thème constant, celui de la mer (déjà présent en 1962, dans Canciones à Guiomar, sur un texte d’Antono Machado) et des reflets de l’eau, les gibigiane: «A Venise, j’entends les pierres, la couleur des pierres. Je ne vois pas la couleur de la mer, mais j’entends la couleur de l’eau». L’acoustique et l’électronique vont permettre les développements qui déboucheront sur une certaine austérité, beaucoup plus concentrée sur l’écoute intérieure, comme dans Fragmente-Stille. An Diotima qui, avec Das Atmende Klarsein (1980-1981) conduira à l’expérience bouleversante de Prometeo. Tragedia de l’ascolto. (Promethée. Tragédie de l’écoute) ou se rejoue la diffraction des sons propre à Venise, ses églises, ses canaux et sa lagune. La musique est alors composée en fonction des possibilités de spatialisation, comme chez Corelli et dans l’ancienne école de San Marco. L’écoute du son, et sa difficulté même, sont au cœur de l’œuvre, comme le rapport entre le son et le silence, si fondamental en musique. La révolution voulue par Nono est moins que jamais prête à renier la beauté.

Daniel SÜRI

  1. A Trail on the Water (Un sillage sur la mer). Abbado.Nono.Pollini. EuroArts.TDK.2006

  2. Cité par Jean-Noël von der Weid, La Musique au XXe siècle, Hachette Littérature, 2005, p. 449, ouvrage auquel notre présentation doit beaucoup.
  3. Andreï Jdanov: ses directives sur le réalisme socialiste codifieront le langage et les normes de l’idéologie stalinienne en matière d’art.