Du rififi chez les patrons

Du rififi chez les patrons

Dans la crise qui secoue le monde patronal helvétique, rendue manifeste par le retrait annoncé de Swissmem (fédération patronale du secteur des machines, des métaux et de l’équipement électrique) de l’association faîtière economiesuisse, il y a une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne nouvelle, c’est que l’adversaire de toujours peut aussi se diviser. La mauvaise nouvelle, c’est que cette division risque bien de ne pas durer longtemps, même si elle s’est élargie dans un premier temps1. Il vaut la peine, toutefois, d’analyser de plus près ce qui se passe dans l’univers feutré des associations patronales.

Contrairement à ce qui existe dans d’autres pays, le patronat helvétique n’a pas une organisation unifiée en Suisse, mais bien deux, economiesuisse d’un côté et l’Union patronale de l’autre. Economiesuisse résulte de la fusion de l’ancienne Union suisse du commerce et de l’industrie, plus connue sous le nom de Vorort, et d’un service de documentation, de propagande et de lobbysme politique, la Société pour le développement de l’économie suisse, d’ailleurs largement financée par la première. L’Union patronale avait refusé de se joindre aux noces. A cette dyarchie correspond grosso modo une division du travail: au Vorort la défense des intérêts politiques et internationaux du patronat helvétique, à l’Union patronale la cuisine des rapports entre partenaires sociaux.

Difficile équilibre à conserver par temps de crise

On voit bien une première faiblesse du dispositif, tiraillé entre le grand large des marchés extérieurs et la gestion du consensus intérieur, basé sur la paix du travail et la politique conventionnelle. Ces différences de sensibilité se sont clairement exprimées sur la question des rémunérations stratosphériques des dirigeants des multinationales suisses. Alors que Marcel Ospel, dirigeant de l’UBS défend ses millions, «Johann Schneider-Ammann, président de Swissmem, réclame une responsabilité à l’égard de la société et considère que les revenus situés au sommet de l’échelle ne sont pas exclusivement une affaire privée et que l’équité, l’équilibre social et la modération doivent être pris en compte» (Peter Hasler, directeur de l’Union patronale, Sonntagsblick du 26 avril). J. Schneider-Amman, par ailleurs conseiller national radical, est, comme Marcel Ospel, vice-président d’economiesuisse. Ambiance, ambiance…

A cela s’ajoutent d’autres lignes de fracture: entre les PME et les multinationales (dont la plupart sont aussi membres individuels d’economiesuisse et pèse nt donc doublement) entre les activités économiques axées sur l’exportation et celles qui dépendent du marché intérieur (même si Swissmem est largement une association d’entreprises exportatrices), etc. La mondialisation, renforçant la compétition entre les entreprises et entre les différents secteurs économiques, aggrave cette situation de départ, la lutte portant alors sur les conditions d’accès aux marchés et de réalisation de la plus-value ou encore sur sa répartition. Création de véritables marchés supranationaux, la globalisation mondiale suppose aussi des négociations et des régulations internationales. A quels intérêts, sectoriels ou non, donner la priorité? Que concéder dans ce marchandage planétaire? Sur quels points céder et jusqu’à quel niveau? Ce sont là des questions concrètes sur lesquelles les patrons des différents secteurs s’affrontent. Pas toujours à fleuret moucheté.

Les pommes de discorde

Ainsi certains secteurs reprochent à economiesuisse:

  • De trop privilégier la protection des brevets (domaine où l’industrie pharmaceutique et la chimie, p. ex. bénéficient de rentes de situation) face à l’ouverture des marchés (par le mécanisme dit des importations parallèles).
  • De ne pas accorder, en revanche, suffisamment d’importance à la lutte contre les taxes très élevées frappant les produits de luxe en Chine (horlogerie).
  • De n’avoir pas agi contre la surévaluation du franc suisse dans les années 90.
  • De trop donner la priorité à la protection du secret bancaire dans les négociations internationales.
  • De ne rien faire contre les prix trop élevés des produits de l’industrie pharmaceutique, par exemple, en Suisse.

Bref, economiesuisse ferait la part trop belle au quatuor banques-assurances-industrie pharmaceutique et industrie des services. Une situation qui se renforcerait par l’élection du nouveau président Andreas Schmid, qui a passé par la banque, la restauration (Mövenpick), le travail intérimaire (Addeco) et dirige aujourd’hui l’agence de voyages Kuoni. Régulièrement, economiesuisse est dirigée par des personnalités dirigeantes de la chimie (jusqu’en 2001, Andres F. Leuenberger, dirigeant de Roche, mais aussi de Swiss Life et de Rentenanstalt) ou de branches proches (le président sortant Ueli Forster, du textile, mais aussi de Helvetia Patria Holding), alors que l’axe de l’Union patronale penche plutôt du côté de l’industrie des machines (voir ses deux directeurs successifs, Peter Hasler, et aujourd’hui Thomas Daum).

La question de l’hégémonie politique

Ces deux derniers sont aussi membres du Parti radical. Or Swissmem est aussi concurrencée sur son terrain par une autre organisation patronale, Swissmechanic2. Celle-ci se refuse à signer des conventions collectives de travail et sa direction privilégie l’UDC (le conseiller national Peter Spühler est membre de son comité). Apparaît alors un autre enjeu, celui de la lutte d’influence que les blochériens mènent afin de déloger le Parti radical de son rôle historique de représentant dominant des intérêts bourgeois en Suisse. Au-delà des questions de fonctionnement plus ou moins démocratique et de montant des cotisations, la question posée en filigrane est aussi celle de savoir qui détiendra l’hégémonie politique dans le camp de la droite patronale.

Daniel SÜRI

  1. A la suite de Swissmem, les patrons du bâtiment, de l’industrie graphique (Viscom) de l’aluminium ont aussi envisagé la sécession, alors que dans la Fédération horlogère, certains et non des moindres (Nicolas Hayek) se tâtaient.
  2. Swissmem regroupe 950 entreprises employant 310 000 salarié-e-s; Swissmechanic 1300 entreprises et 58 000 salarié-e-s.