La hantise de l’invasion étrangère

La hantise de l’invasion étrangère

Avec la mobilisation contre la LEtr et la LAsi, le «droit des étrangers» sera, pour la première fois, au cœur du débat politique. La notion même d’un «droit des étrangers» heurte tous ceux et toutes celles qui, comme nous, revendiquent une véritable égalité de traitement pour toutes et tous et la libre circulation sur toute la surface de notre commune planète. Rejetant toute législation ou pratique administrative qui refuse à certains le droit au séjour en raison de leur nationalité, ou de tout autre critère reconnu comme raciste par le droit international, nous nous interrogeons. A quoi sert vraiment ce «droit des étrangers» à la sauce helvétique et d’où vient-il?

Le Conseil fédéral a obtenu des Chambres qu’elles acceptent de substituer la Loi sur les étrangers à la vieille Loi sur le séjour et l’établissement des étrangers (LSEE, 1931). Avec cette nouvelle loi disparaissent le séjour et l’établissement. Désormais les extra-Européens seuls seraient des «étrangers», dépourvus «d’idées européennes (au sens large)» (sic).

La loi légalisera ce rejet que l’administration leur impose depuis longtemps. Alors, blanc bonnet, bonnet blanc? Certainement pas. Dans son Rapport explicatif de juin 2000, le Conseil fédéral a clairement exprimé qu’il attendait du soutien parlementaire à sa nouvelle loi «le renforcement de la légitimation politique de la réglementation sur les étrangers».

Mais à quoi sert le «droit des étrangers»?

Au début du XXe siècle, «l’Ueberfremdungsdiskurs» a fondé le nationalisme suisse moderne pour dépasser les oppositions engendrées par la solidarité internationale qui animait les luttes sociales et les différences linguistiques ou régionales. Ses partisans ont donné à la Confédération le pouvoir d’assurer l’intérêt commun contre «l’invasion étrangère».

Aujourd’hui, l’Europe-forteresse dessine un nouvel empire européen. Les autorités suisses n’ignorent pas cette évolution, elles déclarent que les Européens ne sont plus des «étrangers» et maintiennent la porte fermée aux extra-Européens, jugés inassimilables.

Après 20 ans de criminalisation des ressortissants du tiers-monde, requérants d’asile abusifs ou clandestins, le Conseil fédéral et sa majorité parlementaire comptent réussir cet aggiornamento du «droit des étrangers». N’ont-ils pas, dans la pratique, réalisé ce qu’ils veulent ajouter à la LEtr? Quant au démantèlement progressif du droit d’asile, il n’a pas connu d’échec depuis 1986.

Eclairage historique

D’où vient ce racisme d’Etat, unique en son genre? L’institution centrale qui le met en œuvre imbibe depuis 1917 les services publics et l’opinion publique suisses. «Neutre», la Suisse est parvenue à échapper aux deux guerres mondiales et aux détresses qu’elles ont imposées aux peuples qui les ont subies. Mieux, sa richesse s’est accrue grâce à cette position. Corollaire de cette position privilégiée, ses institutions n’ont jamais été mises en cause, ni dans l’après-Première Guerre mondiale ni dans l’après-Deuxième Guerre mondiale.

Ses classes dominantes ne sont pas seulement parvenues à échapper à tout profond mouvement de contestation politique et sociale, elles ont conservé les valeurs qui étaient les leurs depuis les années 1890-1900, parmi lesquelles le racisme et le mépris élitaire de la «masse». Profitant des pouvoirs d’exception conférés au gouvernement en temps de guerre, elles ont créé la «police des étrangers» pour renforcer le contrôle des militants étrangers mais surtout pour développer la crainte des «étrangers menaçants» que peignaient les préjugés racistes de l’époque; une menace représentée par les Gitans et «l’enjuivement» du pays.

En 1994, le conseiller fédéral Koller parlera de «l’enchevêtrement culturel» dommageable que suscitent les étrangers du tiers-monde ou des Balkans.

1917. L’Ueberfremdungsdiskurs au pouvoir

Jusqu’en 1914, prévalait le principe de la liberté de circulation, de séjour et d’établissement des étrangers. Les compétences de la Confédération étaient limitées à l’application des traités internationaux et au respect de la sécurité intérieure et extérieure de la Suisse (article 70 de la Constitution fédérale d’alors). La «théorie de l’Ueberfremdung»1 s’imposera en plusieurs étapes dans l’ordre juridique suisse. En août 1914, la fermeture des frontières et l’octroi des pleins pouvoirs au Conseil fédéral créent les conditions qui mèneront en 1917 à centraliser le «droit des étrangers» entre les mains de la Confédération.

En 1921, les pleins pouvoirs sont abrogés alors que l’administration centrale ne détient pas le droit de légiférer en matière de «droit des étrangers». Elle a besoin d’une base légale pour imposer le véritable ministère que constitue depuis 1917 l’Office central de police des étrangers. Adopté en votation populaire le 25 octobre 1925, le nouvel article 69 ter de la Constitution fédérale confère à la Confédération «le droit de légiférer sur l’entrée, la sortie, le séjour et l’établissement des étrangers»2. Initialement, l’article 69 donnait compétence à la Confédération pour légiférer en matière de protection contre les «maladies transmissibles», «maladies très répandues», «maladies particulièrement dangereuses de l’homme et des animaux». Quand à l’article 69 bis intercalé à la fin du siècle dernier, il «concerne la législation en matière de circulation des “denrées alimentaires”, des «articles de ménage et objets usuels en tant qu’ils peuvent mettre en danger la santé ou la vie».3 Telle est la perception de la «menace étrangère» qui anime les autorités.

1931: la LSEE légalise ce pouvoir

Le 26 mars 1931, le Parlement adopte la LSEE qui devait formellement entrer en vigueur le 1er janvier 1934. L’administration s’y référera dès avril 1933 pour fermer la porte aux Juifs persécutés par Hitler, au pouvoir depuis janvier 1933.

Comme le montrent les articles 4 et 16 LSEE, les hommes de la police des étrangers ont imposé le principe du pouvoir d’appréciation au détriment du droit au séjour ou à l’établissement.

L’article 4 énonce que: «l’autorité statue librement dans le cadre des prescriptions légales et des traités avec l’étranger, sur l’octroi de l’autorisation de séjour ou d’établissement ou de la tolérance» (le statut de la tolérance a disparu aujourd’hui). Cette disposition établit le pouvoir discrétionnaire de la «police des étrangers»4. Ce pouvoir d’appréciation existe à chaque échelon hiérarchique, multipliant les conditions d’arbitraire et de subjectivité.

L’article 16 énonce que «pour les autorisations, les autorités doivent tenir compte des intérêts moraux et économiques du pays, ainsi que du degré de surpopulation étrangère». L’Uebefremdungsdiskurs a quitté le domaine de la propagande politique et produit une routine administrative qui le transformera en idéologie dominante d’Etat.

1945. La xénophobie d’Etat ou comment importer les bras et ignorer les hommes.

La guerre terminée, dans les pays libérés de la dictature nazie, les formations issues de la résistance restaurent les libertés syndicales et démocratiques. La Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations Unies promet une ère de progrès social.

La Suisse, enrichie sur le plan financier, bénéficie d’un appareil de production intact. Ses autorités modifient pour la première fois les outils qui alimentent la peur de «l’envahissement» mais se refusent à la critique des crimes auxquels elles ont collaboré. Les carnets de commandes des entreprises sont pleins. Les autorités font massivement appel à la «main-d’œuvre étrangère». Elles inventent un système qui impose aux migrants le joug de la «police des étrangers» et les contraint à la rotation. Saisonniers privés de tout droit, ils sont cantonnés dans des baraques. L’intégration de ces travailleurs est exclue. En 1948, le Conseil fédéral continue d’entretenir la peur d’un risque «d’invasion étrangère», et estime que la politique qui la nourrit conserve sa mission historique:

«(…) Organisée de façon judicieuse, la police des étrangers (…) a pu accomplir un travail utile à notre pays et à sa population. La proportion des étrangers par rapport à la population totale de la Suisse qui s’élevait en 1910 à environ 14,7 pour cent, en 1920 encore à 10,5 pour cent environ, s’est abaissée jusqu’à la fin de 1945 à 5 pour cent approximativement. Le danger d’être envahi par les étrangers, qui nous menaçait gravement à l’époque, peut donc être considéré comme écarté pour l’essentiel. Il s’agit cependant de continuer à se montrer vigilant, particulièrement à l’heure actuelle, où la Suisse exerce de nouveau une force d’attraction toute particulière sur les étrangers. Aussi devons-nous adapter les dispositions légales aux circonstances actuelles».

Le Conseil fédéral commande le Rapport Schürch qui précisera la cible en 1951. «Le risque d’Ueberfremdung est un problème qualitatif ce n’est pas un problème quantitatif».

1964. Une première politique des cercles

Dans une circulaire datée du 10 avril 1963 (no 14/63), le Département fédéral de justice et police engage les cantons «à ne pas admettre, en principe, de travailleurs saisonniers provenant du Portugal et de la Turquie, ainsi que des pays situés hors d’Europe» pour éviter «un courant migratoire dont il y aurait lieu de craindre qu’il suscite des problèmes insurmontables dès le moment où il faudrait incorporer dans notre économie cette main-d’œuvre dont l’assimilation est difficile, si ce n’est pratiquement impossible, et la faire participer à notre vie sociale (…).»

Le Conseil fédéral promulgue le 16 mars 1964 une ordonnance contre l’admission de ressortissants de pays éloignés qui est une des premières manifestations juridiques distinguant les étrangers selon leur origine pour autoriser ou non leur séjour en Suisse.

A la même époque, les empires coloniaux s’effondrent, les Afro-américains engagent le mouvement pour les droits civils et le régime d’apartheid se développe en Afrique du Sud. L’Assemblée générale des Nations Unies adopte la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale.

Lutter contre la LEtr et la LAsi pour engager un véritable débat de société

Les lois que nous combattons aujourd’hui sont certes un fruit de la période de régression sociale, de repli identitaire. Aujourd’hui, elles stigmatisent «l’étranger» comme bouc émissaire, elles préparent des mesures qui s’en prendront demain aux invalides, aux malades, aux personnes âgées. Les stratégies d’émiettement de la solidarité ne sont pas une nouveauté.

Mais l’architecture qui les sous-tend, la culture politique dans laquelle elles baignent sont celles qui ont animé la Suisse tout au long du XXe siècle, et ce sont également cette architecture, cette culture politique que nous devrons vaincre pour en finir avec la LEtr et la LAsi.

Ce combat, nous devons le mener contre ces textes de loi, contre le racisme qui se banalise dans la bouche du pouvoir et dans l’idéologie élitiste qui prône le clash des civilisations, mais qui se répand aussi dans la conscience dévoyée de travailleurs apeurés par la crise de cette société.

Dans ce combat nous devons tout à la fois nous mobiliser pour le double NON à des lois racistes et discriminatoires et dans la lutte quotidienne au côté des victimes du racisme.

Karl GRÜNBERG

  1. En allemand l’Ueberfremdungsdiskurs.
  2. Mission qu’elle tient à conserver comme le montre le projet de LEtr déposé en juillet 2000.
  3. Pierre Fiala, «Le consensus patriotique, face cachée de la xénophobie», Mots, N°8, 1984, cité par Laurent Monnier dans «L’apartheid ne sera pas notre passé. Il est notre avenir», leçon d’adieu du Pr à l’Université de Lausanne le 21 juin 1988.
  4. Le maintien de ce pouvoir constitue un des éléments essentiels de la LEtr.