Working poor made in Europe

Working poor made in Europe

Le phénomène des «working poor», autrement dit des travailleurs/euses dont le revenu ne leur permet pas d’échapper à la pauvreté, semblait il y a quelques années à peine limité aux Etats-Unis ou aux pays pratiquant le «néolibéralisme sauvage». Pourtant, à la faveur des politiques néolibérales d’austérité, d’augmentation des contrats précaires et de blocage des salaires, ce phénomène est aujourd’hui généralisé en Europe et ne cesse de se développer.

Les études sur le phénomène des travailleurs-euses pauvres ont souvent été doublement limitées: il s’agissait soit d’analyses du marché du travail étatsunien, ou soit, lorsque l’Europe était prise en compte, d’une approche centrée sur la marginalité, comme s’il s’agissait d’un phénomène exogène, externe et indépendant du «bon» fonctionnement des rapports sociaux de production capitaliste1.

Ce double aveuglement n’est pas anodin. Outre le caractère souvent idéologiquement orienté des études officielles ou universitaires, c’est également dû à l’illusion que le modèle «fordiste» de régulation du rapport salarial et du marché du travail qui a longtemps prédominé – et prédomine encore largement en Europe – constitue un rempart efficace contre l’exclusion et la précarité, assurant la «supériorité» du continent dans le domaine «social» face au modèle anglo-saxon.

Il a fallu attendre la fin des années ’90 pour qu’un certain revirement commence peu à peu à s’opérer dans la prise en compte du problème. Car les données les plus récentes sur le phénomène en Europe font voler en éclat les belles certitudes: la majorité des personnes subissant la pauvreté vivent dans des foyers où il existe au moins un revenu du travail avec un contrat parfaitement légal. La pauvreté et la précarité se trouvent donc désormais au cœur du processus productif et des relations salariales et elles en constituent même un rouage essentiel pour le système.

Les données en Europe

En Europe, la progression des «working poor» a été fulgurante au cours de ces dernières années et elle se lit aisément dans les statistiques officielles de l’UE qui prennent pour base de calcul toute personne dont le revenu (y compris avec les aides sociales et après paiement des impôts) est inférieur à 60% du salaire médian. Bien entendu, il existe de multiples manières d’évaluer la question selon que l’on prend en compte le nombre de travailleurs-euses pauvres par rapport au total des salarié-e-s ou de la population active (c’est-à-dire en âge de travailler); soit par rapport à la population totale, ou si l’on prend seulement en question ce taux par rapport au nombre total de personnes pauvres.

Il y a 10 ans – ce qui démontre que le phénomène n’est pas tout récent – 9% des Européen-ne-s pauvres avaient un contrat de travail. Mais pour rendre de compte de manière plus réaliste de la pauvreté salariale, il est préférable de prendre en compte toutes les personnes composant un ménage et non les individus puisqu’il arrive régulièrement qu’une personne obtienne un salaire qui lui permette individuellement de vivre au-dessus du seuil de pauvreté, ce qui n’est pas le cas si ce même travailleur-euse avait plusieurs personnes sans revenu à charge. En prenant en compte cette distinction, le phénomène apparaît encore plus important; pour cette même année 1996, c’est 13% des foyers où une personne au moins est salariée qui vivent en dessous du seuil de pauvreté. Par rapport à la population totale dans l’UE à cette époque, les working poor représentaient 3,6% de la population tandis que 10% des Européen-ne-s vivaient dans un foyer salarié pauvre2.

En 1999, 6% des salarié-e-s européens vivaient en dessous du seuil de pauvreté, soit 7,8 millions de personnes3. En 2001, dans l’UE à 15 Etats-membres, ils étaient 11 millions de travailleurs-euses pauvres. En prenant en compte tous les membres des ménages des salarié-e-s pauvres, on arrive à 20 millions de personnes, soit 6% de la population totale. En 2004 (UE à 25 Etats-membres) le chiffre grimpe à 14 millions de travailleurs-euses pauvres, soit 7% de la population totale4.

Il est également intéressant de noter que la progression des travailleurs-euses pauvres a été, au cours de cette période, beaucoup plus importante que celle de la pauvreté en général. Ainsi, le taux de pauvreté dans les ménages sans emploi a crû de 0,16% tandis que celle dans les ménages avec au moins un-e travailleur-euse a augmenté de 2,74%, soit 17 fois plus5!

Les causes

Il n’est pas nécessaire d’avoir un couteau entre les dents pour comprendre les causes qui expliquent le développement spectaculaire et l’ampleur du phénomène des working poor en Europe au cours des années 80-90. On peut les résumer à trois catégories, toutes trois liées à l’évolution néolibérale du capitalisme actuel:

  • Comme l’admettent les documents officiels européens: «La faiblesse du salaire est incontestablement un facteur important de risque de pauvreté des travailleurs»6. L’austérité néolibérale appliquée depuis près de 30 ans s’est traduite par un quasi-blocage de la croissance des salaires réels pour les travailleurs-euses qui ont connu, hors inflation, une croissance moindre que la productivité. Ce blocage s’exprime de manière frappante dans la part des salaires par rapport au PIB européen; si ce dernier était de 75,5% en 1970, il est passé à 68,4% en 2001-20027 Par ailleurs, on constate également la progression de la catégorie des bas salaires, qui représente 15% des salarié-e-s en Europe. En France, ce nombre est passé de 5% en 1983 à 9% en 2001.
  • Au cours des années ’90, la part des dépenses publiques permettant de contenir ou de limiter les phénomènes d’exclusion et de pauvreté a elle aussi diminué du fait de l’austérité budgétaire, notamment imposée par les critères de convergence du Traité de Maastricht et par le «Pacte de stabilité» européen. En 1994, ces dépenses représentaient 26,2% du PIB européen pour descendre à 23,7% en 2000.
  • Les réformes successives de dérégulation du marché du travail ont amené une flexibilisation et une précarisation accrues du travail, favorisant l’émergence et le développement de contrats de travail à durée déterminée, intérimaires et à temps partiel. Le travail à temps partiel est ainsi passé de 13% du total du volume d’emploi en Europe en 1985 à 18,2% en 2002 tandis l’emploi temporaire est passé sur la même période de 8,4% à 13,1%. Le développement de ce type de contrats est étroitement lié à l’émergence et à la progression du phénomène des working poor. Sans surprise, on constate que les travailleurs-euses à temps partiel ou à durée indéterminée ont deux fois plus de risques de connaître la pauvreté que les travailleurs-euses à temps complet ou à durée indéterminée8.

La pauvreté salariée au féminin

Même si cela n’est pas étonnant, il est important de souligner – car cela n’est pas dû au hasard – que le phénomène des working poor touche fortement les femmes. Même s’il n’existe pas encore de données chiffrées précises concernant la part des femmes parmi les travailleurs-euses pauvres, l’évolution de la pauvreté salariale a clairement suivi une courbe quasi parallèle à celle de la part des femmes dans la population active, qui est passée de 39% en 1987 à 44% en 2002 en Europe.

De plus, elles sont massivement salariées: 89% des femmes actives en Europe sont salariées contre 81% des hommes. A travail strictement égal, elles gagnent entre 4 et 5% de moins que les hommes, tandis que, dans la moyenne européenne et toutes professions confondues, l’écart salarial est de 23%. Elles elles représentent également pas moins de 75% des bas salaires et entre 80 et 90% des emplois à temps partiel qui, faut-il le rappeler, leur sont bien souvent imposés et qui constituent l’un des moteurs principaux du développement de la pauvreté salariée. Le fait que le phénomène des working poor concerne surtout les femmes n’est certainement pas non plus étranger à la lenteur tardive avec laquelle il a commencé à être étudié9.

Working poor made in Belgium

En décembre dernier, le «Livre annuel sur la pauvreté et l’exclusion sociale» publié par l’Université d’Anvers révélait que 15% de la population en Belgique, soit plus d’un million et demi de personnes, vivaient en-dessous du seuil de pauvreté fixé à 772 euros par mois pour une personne isolée. L’étude souligne également que 6% de la population active – pas loin de la moitié du nombre total de pauvres – sont des working poor. Des chiffres corroborés par l’Institut national statistique qui évalue le taux de pauvreté global à 15,2% et celui des occupé-e-s à 6,4%…

Ce chiffre est un peu moins élevé que la moyenne européenne (7%) car la Belgique connaît un taux de chômage élevé où se concentre la majeure partie des personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté (32% des chômeurs-euses vivent en dessous du seuil de pauvreté). Une proportion plus importante que la moyenne européenne de personnes en Belgique vit également dans des ménages sans emploi et leur risque de connaître la pauvreté est plus grand. En comparaison avec les autres Etats membres, la Belgique occupe également la troisième place en ce qui concerne le salaire minimum moyen (1250 euros brut), bien qu’il soit nettement insuffisant.

Le taux de syndicalisation et le poids des organisations syndicales plus important que dans d’autres pays européens expliquent aussi que le phénomène n’atteint pas des sommets comme en Irlande, au Pays-Bas, en Grande-Bretagne ou en Espagne. Il reste malgré tout qu’il est certainement sous-estimé puisque, selon une enquête du «Soir», 29,5% des ouvriers-ères affirment avoir des difficultés à «joindre les deux bouts» et 21,2% s’estiment «objectivement pauvres»!

De plus, sa progression est importante et équivalente, tant en Flandre qu’en Belgique francophone. En 2001, le taux de travailleurs-euses pauvres représentait ainsi 4% de la population active (soit +2% en 4 ans)10. Les mêmes causes sont donc à l’œuvre qu’ailleurs en Europe et produisent – et produiront encore plus si on ne stoppe pas ces politiques – les mêmes effets. Au niveau des salaires en Belgique, ces derniers représentaient, avec les allocations sociales, 67% du PIB en 1980, contre 56% en 200511. La précarisation du travail a elle aussi spectaculairement progressé; le temps partiel (dépassant ainsi largement la moyenne européenne), est passé de 10,4% en 1990 à 21,6% en 2003, le nombre d’heures de travail intérimaire a quant à lui explosé de 26,4 millions en 1985 à 129,2 millions en 200312. Sans parler de l’érosion généralisée et continue du pouvoir d’achat qui vient d’être estimé à 2,08% pour les salariés entre 1996 et 200513! Dans ce contexte, l’offensive actuelle du patronat et du gouvernement contre les salaires et leur indexation est pour le moins indécente.

Renverser la vapeur!

Il est important de comprendre que l’extension du phénomène des working poor parmi les travailleurs-euses est étroitement lié à l’affaiblissement des rapports de force entre le monde du travail et le Capital. Car, pour la bourgeoisie, il s’agit d’introduire au cœur du processus productif un nouveau mode de régulation des rapports salariaux et du marché du travail. La fragilisation individuelle qu’induit le fait de survivre en dessous du seuil de pauvreté tout en ayant un emploi affaiblit la capacité du travailleur, individuellement et collectivement à se défendre et à revendiquer.

La lutte contre le développement de la pauvreté salariée passe bien entendu par un combat décidé contre ses principales causes: une augmentation salariale drastique de rattrapage et une indexation des salaires et des allocations conforme à la réalité couplée à un refus de l’extension du travail flexible et précaire. Cette orientation devant s’inclure dans le cadre d’une lutte d’ensemble contre toutes les politiques néolibérales dont l’unique but est de redistribuer les richesses en faveur des plus nantis et d’affaiblir le mouvement ouvrier.

Ataulfo RIERA

Source: La gauche n°20, février 2006: www.sap-pos.org/fr/index.htm

  1. Bibiana Medialdea et Nacho Alvarez, «Ajuste neoliberal y pobreza salarial: los working poor en la Union Europea», Viento Sur n°82, septembre 2005.
  2. Strengman-Kuhn, Working poor in Europe: a partial basic income for workers?, Basic Income European Network Genève 2002, cité par B.Medialdea et N.Alvarez.
  3. Les Working poor dans l’Union européenne, Fiche d’Info de la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de travail, 2001.
  4. Pauvreté des travailleurs, Population et conditions de vie, Eurostat 2005.
  5. N.Medialdea et N.Alvarez.
  6. Pauvreté des travailleurs, Population et conditions de vie, Eurostat 2005.
  7. OECD, Social and Welfare Statistic, www.oecd.org.
  8. N.Medialdea et N.Alvarez.
  9. Margaret Maruani, «Activité, précarité, chômage: toujours plus», revue de l’OFCE n° 90, 2004.
  10. Chiffres du PANincl 2005-2005, www.luttepauvrete.be/chiffres_emploi.htm.
  11. Syndicat, 13/01/06
  12. Matthias Lievens, 30 d’austérité… Ils nous ont trompés!, POS-FLL, 2005.
  13. 96-05: Dix ans de pouvoir d’achat, Rapport du CRIOC 2006.

LA PAUVRETÉ LABORIEUSE EN SUISSE

Le développement des «working poor» en Suisse n’échappe pas aux caractéristiques fondamentales présentées par Ataulfo Riera. Une comparaison terme à terme est toutefois difficile, la libre Helvétie n’utilisant évidemment pas les mêmes critères que Bruxelles, dont vient tout le mal, comme chacun sait. En Suisse la définition officielle et restrictive des «working poor» est la suivante: «Nous restreignons la catégorie des working poor aux personnes exerçant une activité professionnelle vivant dans un ménage dont le volume d’activité cumulé des membres du ménage est égal ou supérieur à 36 heures par semaine, soit au moins l’équivalent d’un poste à plein temps (90% ou plus). (…) Notre définition du seuil de pauvreté s’appuie sur les directives de la Conférence suisse des institutions d’action sociale (CSIAS).» C’est donc d’abord un seuil de pauvreté et non pas un salaire médian qui est le critère principal. Selon cette définition, il y avait en Suisse, en 2003, 7,4% de «working poor», vivant dans 137’000 ménages totalisant 513’000 personnes, dont 233’000 enfants. En 2004, ce taux est passé à 6,7%. Si le critère du 60% du revenu médian avait été retenu en 2003, le taux s’élèverait à 10,9% de la force de travail, s’approchant ainsi des chiffres européens.

Par ailleurs en ne prenant en compte que les «working poor» à temps complet, les données de l’Office fédéral de la statistique minimisent encore la réalité. Dans une étude réalisée à la demande de cet Office, Tobias Bauer et Elisa Streuli du bureau BASS, ont mis en évidence les groupes à risques. Lorsque l’on prend en compte le total des «working poor» et non pas seulement les «temps complets», le taux officiel augmente (passant en 1999 de 6,0 à 7,5%). La différence est encore plus notable pour certaines catégories comme les familles monoparentales (officiellement 18,9% de pauvres, plus vraisemblablement 29,2%), les salarié-e-s de la branche des ménages privés (respectivement 27,4% et 35,7%) ou les emplois à temps partiel (respectivement 7,4% et 12,8%). Les principales causes de la pauvreté laborieuse selon Bauer et Streuli? Les bas salaires, les temps partiels et les charges de famille.

Daniel SÜRI