Situation dans le secteur public: perspectives syndicales en débat
Situation dans le secteur public: perspectives syndicales en débat
Dans le dernier solidaritéS nous avons publié une prise de position, de notre camarade Souhail Mouhanna, critique par rapport à laccord du 20 mars entre Cartel intersyndical du personnel de lEtat et gouvernement genevois. Accord dont lAG du personnel du 6 avril a pris acte «avec de fortes réserves». Pour alimenter le débat nécessaire sur les perspectives syndicales dans ce secteur important, nous publions ici une contribution de Michel Ducommun lui aussi ancien président du Cartel.
Le débat à propos du récent accord signé par le Cartel, qui a montré des divisions au sein du Cartel même, et des divergences au sein de solidaritéS, nécessite une analyse dépassant le seul contenu de laccord. En premier, lieu je crois quil existe une confusion entre le politique et le syndical. Notre action politique vise le long terme [ ], il est essentiel dans ce cadre que nous défendions un discours cohérent mettant en avant des principes essentiels que nous nallons pas modifier en fonction des variations dun rapport de force. […] Cette priorité ne signifie pas quil ny a pas de batailles politiques à court ou moyen terme, mais à moins dêtre social-démocrate, ces batailles doivent sinscrire et se soumettre aux objectifs à long terme.
Au niveau syndical, lobjectif est dabord de défendre les conditions de travail et de salaires. Ceci demande certes une vision à long terme, mais un syndicat qui ne priorise pas des résultats concrets pour ses membres est condamné à une mort rapide. Pour la fonction publique je considère que la défense des prestations fait partie de la défense des conditions de travail, dans la double mesure où, dune part, de mauvaises conditions de travail démotivent le personnel et affectent la qualité des prestations, et dautre part, où une majorité des travailleurs de la fonction publique croient à lutilité sociale de leur boulot. Si lobjectif premier est de défendre les conditions de travail, il est clair que laspect déterminant des résultats découle dun rapport de force, des capacités de mobilisation des salarié-e-s.
Rester en prise avec la réalité du terrain
Dans ce sens, parler dun «socle intouchable», quand ce socle est bel est bien touché, bafoué par les autorités, et que le personnel le vit tous les jours, relève dun objectif peut-être juste en théorie, mais décollé de la réalité. Cette réalité, cest que depuis plus de 15 ans notre pratique syndicale a été défensive, que létendue des reculs ont chaque fois dépendu des mobilisations et rapports de force, et que le discours de «lintouchable» perd de sa crédibilité auprès du personnel, à force de voir lintouchable touché. Cela ne signifie pas quil faille accepter la suppression dune indexation intégrale ou le non respect de léchelle des salaires, il faut mener un bataille pour les défendre, mais il faut reconnaître que la victoire nest pas une certitude, que cest donc la qualité dun éventuel compromis quil faudra évaluer. En dautres termes, limportant aujourdhui est danalyser létat du rapport de force, et des conditions pour le modifier en notre faveur. Cest aussi dans ce cadre quil faut évaluer la signature de laccord.
Pour cette analyse, il faut au minimum partir du mouvement de mai-juin 2004: 14 000 travailleurs-euses dans la rue à plusieurs reprises, et refus du Conseil dEtat de toute réelle négociation. Il y avait là clairement volonté politique de la droite, dominée par les libéraux et lUDC, de casser le mouvement de la fonction publique, à la mode de Thatcher avec le syndicat des mineurs. Il est clair que cette attitude a à la fois poussé les gens à descendre dans la rue, mais aussi, à la fin, a créé dans la fonction publique un certain découragement, la conscience que pour gagner il fallait développer une grève de longue durée dont nous navions pas les moyens (absence de véritable fond de grève). Avec ce découragement va la démobilisation! [ ]
Deuxièmement, il faut constater une modification «sociologique» du personnel de la fonction publique. Une bonne part des militants qui ont tiré le mouvement de la fonction publique avait vécu mai 68, était sensible à lidéologie qui lui correspondait, et avait fait le choix de travailler dans le secteur public non pour échapper à un chômage quasi inexistant à lépoque, mais bien en relation avec lutilité sociale des fonctions à assumer. Cette génération est petit à petit remplacée par la suivante qui na pas vécu mai 68 mais la crainte du chômage, qui a moins vécu dexpériences collectives mais a été plus livrée à lidéologie individualiste néolibérale. Significatif de cette situation: la moyenne dâge des intervenants à la dernière AG du personnel!
Si ces deux éléments sont les aspects essentiels qui doivent déterminer notre démarche, alors on arrive aux conclusions suivantes:
Premièrement, la défense de tous les acquis nest plus une évidence pour une part croissante du personnel, comme conséquence du matraquage idéologique sur le déficit, les sacrifices nécessaires, etc. Cela signifie que la tâche «idéologique» des organisations syndicales, et aussi de solidaritéS, est de développer une argumentation montrant les mensonges de cette idéologie néolibérale, est dinitier une manière collective daborder ces thèmes, est de proposer des pratiques dans lesquelles se retrouvent le plus grand nombre. Les tracts définissant les revendications ne suffisent plus, lidée dun Cartel-Info devrait être envisagée.
Deuxièmement, la question de laccord récemment signé illustre bien la problématique actuelle.
- Analyse de la position du Conseil dEtat. Il est clair que nous ne pouvons pas compter sur le Conseil dEtat, quel quil soit, pour être un bon défenseur de la fonction publique. Mais il y a une incohérence, non comprise par le personnel, à dénoncer un Conseil dEtat parce quil refuse de négocier, et à proclamer que celui qui veut négocier est encore pire! Autant je pense que la critique de la social-démocratie, en tant que gestionnaire «sociale» du néolibéralisme, est essentielle au niveau politique, autant je pense que le sectarisme qui revient à identifier social-démocratie et droite pure et dure est une erreur politique. Ce Conseil dEtat, à majorité dite de gauche, nest certes pas notre allié, mais sa volonté de se créer un espace du côté du centre droit crée une différence par rapport à lancienne domination libérale-UDC, qui sont aujourdhui les 2 formations refusant ou se distançant de sa position. Sauf à privilégier la politique du pire, cette différence entre ancien et nouveau Conseil dEtat ne peut pas être dénoncée, étant entendu que ne pas dénoncer ne veut absolument pas dire bravo.
- Analyse du rapport de force. Si lon considère laspect «normes salariales» de laccord, celui-ci est très partiel et naccorde guère quun gros tiers de ce qui correspondrait à lapplication intégrale des mécanismes légaux. La question qui se pose cependant, cest de déterminer si, en refusant cet accord, nous pouvions établir un rapport de force qui permette dobtenir plus. Je pense que la réponse est clairement négative, non seulement en observant létat actuel de la mobilisation dans la fonction publique, mais surtout par leffet quun refus aurait eu sur la partie du personnel, majoritaire le plus difficile à mobiliser. Si le sentiment dominant est que le rapport de force et les possibilités de mobilisation ne permettent pas dobtenir mieux, le fait quune décision des responsables syndicaux, au nom du «socle intouchable», prive en moyenne le personnel de 1250 Fr. en 2006 (demi annuité et 0,4% dinflation, classe 12 annuité 6, plus 950 Fr. pour ceux qui commencent avec la prime de fidélité), et de 1900 Fr. en 2007 (effets de lannuité 2006), sans compter que pour certains labsence de ces annuités diminue à vie leur retraite, ce renoncement donc nest pas de nature à renforcer la confiance dans les organisations syndicales, et donc à renforcer les mobilisations futures. Ces considérations montrent que le refus de signer cet accord pouvait avoir de graves conséquences, ce qui ne justifie pas la précipitation avec laquelle il a été signé: le respect dune pratique den référer à une AG du personnel, peut-être non directement statutaire mais appliquée depuis plus de 15 ans, aurait évité des tensions qui ne peuvent quaffaiblir le mouvement, au moment où lunité est une absolue nécessité.
- Enjeux immédiats. La priorité doit clairement être donnée à la lutte contre la suppression du statut, décisive aussi bien sur la question salariale, suppression de la grille salariale au profit des augmentations au mérite, sur la question des licenciements, et même sur la question des effectifs, lintroduction de conventions collectives par domaine dactivité visant à affaiblir les mobilisations densemble de la fonction publique. Cette priorité doit déterminer la pratique qui doit être développée: il ne fait pas lombre dun doute que le Grand Conseil va voter cette suppression du statut, et que la décision se fera suite à un référendum. Vu létat actuel de la mobilisation, il nest pas acquis que lensemble du personnel se lève dans un ensemble parfait pour défendre ce statut. Une campagne dexplications, des débats sur les lieux de travail sont une absolue nécessité, ainsi quun soucis de liens en direction de la population. Si 15 000 membres du personnel discutent chacun avec 4 personnes et les convainquent, cela fait 75 000 voix, voilà lobjectif! Dans ce cadre, lopposition du Conseil dEtat à la suppression du statut nest pas à négliger, mais plutôt à être utilisée.
Finalement, la signature de laccord nest pas sans rapport avec cette question du statut: dune part une position de refus de négociation nous affaiblit certainement en votation référendaire, dautre part il est plus facile de mobiliser le personnel lorsque des négociations sont ouvertes, car il est alors plus évident quune mobilisation peut aboutir à des résultats concrets.
Michel DUCOMMUN