Pour une économie politique des rapports sociaux de sexe

Pour une économie politique des rapports sociaux de sexe

solidaritéS a organisé à Genève début avril une journée ouverte de réflexion et de discussions sur le thème «Patriarcat et capitalisme, quelles relations?» Ceci pour contribuer au débat en cours suite aux controverses suscitées par l’appel des «femmes en colère» à voter Micheline Spoerri – candidate libérale – lors des dernières élections au gouvernement genevois, motivé par l’absence de toute autre candidate féminine issue des partis de gauche. Nous publions ici l’une des contributions écrites que son auteur a rédigé en vue de ces débats.

«La famille patriarcale fit son entrée dans le monde escortée par la discorde, le crime et la farce dégradante.» Paul Lafargue (Le matriarcat, études sur les origines de la famille)

A l’heure où l’on prétend affirmer avec une force nouvelle notre identité propre par opposition aux autres courants et cultures de gauche plus ou moins modérées, il convient de mettre en valeur ce qui (devrait) nous distingue(r) sur le plan de la lutte «contre le patriarcat». L’exercice d’endosser sans autres l’agenda politique et les revendications qui se dégagent de l’activisme «féministe» plus ou moins institutionnel, que ce soit dans le monde para étatique (associatif subventionné) ou étatique est, de ce point de vue, assez stérile.

Il ne suffit en effet pas de se proclamer «féministe», d’en adopter le langage, ou de copier ce que font les voisin-e-s, en particulier lorsque nous renonçons à prendre des initiatives concrètes sur ce terrain, pour mériter un tel qualificatif. Et sur cette question, de nos jours tout le monde prétend partager les aspirations à l’égalité de sexe dans tous les domaines de la vie sociale, à droite comme à gauche. Si divergence il y a, celle-ci ne porte que sur les moyens d’y parvenir.

Les limites du réformisme

Pourtant, malgré cette belle unanimité de façade, on constate que les «progrès» en matière d’égalité butent contre des obstacles aussi consistants qu’inattendus. La ligne «réformiste» – c’est à dire celle qui vise à produire le «changement dans la continuité» – ne semble pas très concluante à la lumière de ces blocages. Non seulement elle se révèle inefficace sur le plan pratique, mais elle se montre de surcroît bien démunie au niveau théorique. En effet, la question ne peut se comprendre, ni se résoudre, seulement par l’inertie culturelle de nos sociétés (soit la vitesse d’évolution des «mentalités») ou par une quelconque mauvaise volonté masculine hégémonique. Une telle vision des rapports sociaux de sexe, finit par céder à la tentation idéaliste qui fait appel à la mythologie pour «expliquer» les impasses actuelles (illustrée par la métaphore du «plafond de verre»), et pour évacuer la question de l’enracinement historique et social de ces mêmes rapports. Ce qui aboutit à troubler enfin la vision d’un devenir possible, ou d’une utopie concrète. A ce propos l’utilité, et l’urgence, d’une (re)définition conceptuelle, et critique, du «matriarcat» et de ses compléments ne devrait pas faire de doute.

Sortir de la paralysie, pratique et théorique, que détermine la culture réformiste propre au mouvement «féministe» actuel dans ses versions plus ou moins institutionnalisées, implique d’abord un effort méthodologique visant à identifier les articulations historiques qui lient le mode de production capitaliste au patriarcat. Et distinguer, parmi ces articulations, celles qui sont incontournables de celles qui sont «réformables». Car la question de fond à se poser est encore et toujours celle de savoir si le capitalisme est compatible avec un régime social différent du patriarcat, et jusqu’à quel point celui-là peut-il supporter la suppression des discriminations subies par les femmes aujourd’hui. S’il n’est plus possible de reproduire le déterminisme en vigueur pour certains dans les années 70, selon lequel il suffirait d’«édifier le socialisme» car le reste suivrait d’office y compris l’émancipation des femmes, il n’est pas honnête non plus de chercher à faire croire le contraire: que le patriarcat peut être dépassé sans remettre en cause les fondements du système capitaliste.

Une attention toute particulière doit alors être portée sur les lignes de résistance qui émergent et qui font obstacle à ce que certain-e-s croient identifier comme une marche aussi inéluctable que naturelle vers la parité ou l’égalité de genre. Dans cette perspective il y a lieu de se poser la question des intérêts objectifs, et de classe, qui pourraient tour à tour promouvoir ou s’opposer aux progrès de l’égalité dans nos sociétés contemporaines. Sur ce point, l’importance des questions économiques comme le profil sexuel de l’exploitation du travail (rémunéré et non rémunéré) ainsi que toutes les «inégalités» qui caractérisent le monde professionnel, n’échappera à personne. Sur ce point également, l’utilité d’un éclairage structurel susceptible de remettre la question de la représentation politique à la place qui est la sienne (soit en bout de chaîne), tombe plutôt sous le sens.

Pour une approche matérialiste

Une double contradiction traverse les intérêts de classe sous nos latitudes. Alors que l’intégration des femmes au marché du travail à moyen et long terme revêt pour les employeurs un caractère stratégique (ralentissement démographique et assèchement prévisible de l’offre indigène de travail), la contrepartie nécessaire à la mise en valeur de cette main d’œuvre (notamment le développement des infrastructures d’accueil de la petite enfance et des aînés) suscite une vive résistance de leur part et se heurte frontalement à la politique néolibérale en vigueur qui vise elle plutôt à réduire au minimum, ou à démanteler, les infrastructures de service public et à «neutraliser» la politique redistributive de l’Etat (fiscale et budgétaire). A ce chapitre on peut encore citer, comme une variante du modèle dominant, les stratégies de contournement mises en œuvre surtout au sein des classes moyennes, qui cherchent à faire porter le coût de leur «égalité domestique» (donc leur adhésion de façade aux valeurs égalitaires) sur le dos d’une immigration clandestine féminine surexploitée. Il faut toutefois noter que, malgré les dimensions consistantes de ce phénomène, cela ne touche qu’un segment de l’offre de travail indigène (classes moyennes en mesure de se payer ces services), et n’offre de ce fait pas une réponse suffisante aux besoins structurels du marché du travail à long terme qui doit se nourrir d’une offre aussi étendue que variée. Le problème de libérer l’offre de travail des couches inférieures de salariées reste entier.

De cette première contradiction découle une deuxième, relative cette fois aux modalités d’intégration de la main d’œuvre féminine: il est largement établi que les femmes occupent les emplois les plus précaires, les plus atypiques (temps partiels, travail à l’appel, travail à domicile etc.) et les moins bien rémunérés. Cette subordination de genre n’est pas le fruit du hasard. La différenciation systématique, la précarisation massive et la déréglementation à outrance des conditions de travail, dont les femmes sont les premières victimes, sont des ingrédients incontournables du redéploiement capitaliste dans sa phase actuelle. Les employeurs ne sauraient renoncer sans autre à une telle manne, sous prétexte d’égalité, alors que la dégradation des conditions de travail de la main d’œuvre masculine, implantée de longue date et mieux organisée, présente un coût et offre une résistance bien supérieures à celle des femmes (pour des raisons historiques et pas de genre!). En remontant la chaîne, on pourrait même insinuer que cette stratégie patronale de segmentation du marché du travail, dont ils tirent le plus grand bénéfice, repose sur la fragilité concurrentielle relative des femmes sur ce même marché. Fragilité qui repose à son tour et en dernière instance sur la répartition inégale du travail domestique au sein des ménages, ainsi que sur le déficit structurel de formation et d’orientation professionnelle des femmes. Cela fait beaucoup de raisons qui inciteraient plutôt les employeurs, si ce n’est à s’opposer ouvertement, du moins à ne pas se montrer très assidus dans la traque aux inégalités de genre, en amont comme en aval du marché du travail…

Car en ce qui concerne le marché du travail lui-même, le doute n’est pas permis. Deux chiffres suffisent à poser le problème. Le premier concerne l’égalité salariale «directe», celle-ci pèse pour la Suisse près de 15 milliards de francs. Le deuxième, pour que la mesure de l’égalité soit entière, la valeur du travail non rémunéré (domestique et familial) peut être estimée dans une fourchette qui varie grosso modo entre 130 et 200 milliards de francs! Même dans le monde enchanté de la mythologie libérale on peut douter sérieusement des capacités du système à intégrer cette dimension sans altérer son «équilibre» fondamental.

On pourrait (et on devra!) compléter de manière plus rigoureuse cette approche. Mais nous pouvons d’ores et déjà raisonnablement alimenter l’hypothèse générale selon laquelle le décalage béant entre un discours sur l’égalité élevé au rang constitutionnel – avec tout ce que cela implique sur le plan du consensus social et politique acquis – et la réalité des inégalités dans les faits, masque en réalité des impératifs et des intérêts sociaux, ou de classe, antagoniques. Rien d’autre ne saurait justifier la lenteur apparente de la marche vers l’égalité, ni les résistances anciennes ou nouvelles qui se multiplient sur ce terrain de manière relativement inattendue.

Structure et superstructure

En Suisse, de tous les aspects qui caractérisent les rapports de genre, c’est la représentation politique qui semble retenir l’attention prioritaire du public et des milieux «féministes». C’est sur ce terrain en tous cas que les controverses, et l’émotion, sont les plus aigues. Même en renonçant à la démarche suggérée ici («Pour une économie politique…»), ou en s’astreignant à la «neutralité» idéologique et politique, un tel engouement reste inexplicable dès lors que l’on se place en marge de la logique dominante. Exercice. En quoi le fait qu’un parti présente un candidat masculin à une élection majoritaire uninominale (un seul candidat possible par parti) est-il plus «grave» ou choquant du point de vue du système des rapports de genre, que les circonstances atténuantes accordées par un tribunal qui juge un violeur au motif que la victime n’était pas vierge? En quoi l’éviction d’une ministre, dans le cadre d’une élection indirecte, mérite-t-elle plus d’attention que le dénouement et l’exclusion qui frappent des couches grandissantes de salariées cheffes de familles monoparentales ou à charge de familles nombreuses? Ces exemples, qu’on pourrait multiplier à loisir, ne servent qu’à illustrer combien les approches de la question du genre ne sont pas socialement neutres. Au passage, cela montre aussi le pouvoir des médias en matière de formation de l’opinion. On ne saurait dès lors, s’associer sans autres, à des mouvements d’opinion dont la vocation et la fonction idéologique, sont pour le moins douteux dans un système qui repose (faut-il le rappeler?) sur les préférences qu’expriment une petite minorité de citoyennes et de citoyens (la participation électorale en Suisse varie entre 20 et 45%, selon les cantons, sans compter évidemment les «étrangers-ères résidents» largement privés de droits politiques). Un système enfin qui érige la politique en spectacle comme un rituel de consécration.

Enfin, même en faisant abstraction de tout ce qui peut encore l’être, et au-delà de la portée symbolique de ce débat, il faut encore relever que le degré d’«engagement politique» des femmes (au sens institutionnel du terme: ce qui constitue déjà une sacrée restriction!), n’est pas l’expression directe de mentalités plus ou moins archaïques des hommes ou des femmes concernées. Au mieux il reflète les pratiques des partis politiques représentés, ainsi que les préférences qu’expriment les électrices et les électeurs lors des scrutins, mais en dernière instance il est le reflet des capacités structurelles du système à produire des candidatures féminines potentielles. Si le nombre d’avocates, d’architectes, de médecins (femmes) et de cheffes d’entreprise d’une certaine classe d’âge (normalement égale ou supérieur à 50 ans), sont en nombre insuffisant (soit bien inférieur au nombre relatif de volontaires masculins) il est parfaitement stérile de s’acharner sur l’incapacité des partis politiques à débusquer les perles rares d’aujourd’hui, que le système de formation, la culture familiale, et le monde professionnel n’étaient pas en mesure de produire il y a plus de 30 ans. L’inertie ici est historique et générationnelle, pas culturelle. Mais l’enjeu est social avant d’être politique! Car nous parlons de la participation à un processus institutionnel de formation et de sélection d’une élite, composée de femmes ou d’hommes, appelée à partager une fraction du pouvoir politique dans le cadre d’un système de domination social qui intègre le patriarcat comme levier primaire…

La politique serait-elle en train de nous faire perdre la raison?

Marco SPAGNOLI