Cancer du sein et inégalité sociale: attaquer le mal à la racine

Cancer du sein et inégalité sociale: attaquer le mal à la racine

Des chercheurs-euses du Registre genevois des tumeurs viennent de rendre public une étude portant sur les cas de milliers de femmes atteintes du cancer du sein à Genève sur une période de vingt ans*. Le fait qu’elle met en lumière est brutal: dans notre pays riche, les femmes pauvres atteintes de ce fléau ont deux fois et demi plus de chances d’en mourir que les femmes de milieux privilégiés. Confirmation de l’idée qu’on ne peut pas cloisonner la lutte des femmes et la lutte contre les inégalités de classe et contre le système qui les fonde. Pour en savoir plus sur cette étude et les conclusions qu’on peut en tirer, nous avons interviewé Gérald Fioretta, l’un de ses auteur-e-s.

Vous publiez dans l’International Journal of Cancer une étude détonante sur le cancer du sein à Genève. De quoi s’agit-il?

Nous sommes partis d’un fait avéré: si le cancer du sein touche un peu plus souvent les femmes de la classe aisée, en revanche les patientes de la classe modeste en meurent plus souvent. Notre recherche, basée sur la couche socioprofessionnelle (CSP), avait pour but de d’analyser les facteurs expliquant ces fortes disparités sociales concernant le pronostic du cancer du sein.

Notre étonnement est double: d’une part nous ne nous attendions pas à d’aussi fortes disparités sociales à Genève, comparables et même supérieures à d’autres études en Europe, compte tenu de la qualité de l’équipement médical en Suisse; d’autre part nous avons mis en évidence de manière significative qu’une part importante de la surmortalité dont sont victimes les patientes des classes défavorisée, reste attribuée à la couche sociale en tant que telle, et ceci après avoir tenu compte des facteurs connus découlant des inégalités sociales que sont par exemple l’accès inégal au dépistage, la découverte de la maladie à un stade plus avancé, l’accès inégal aux soins optima. Pour faire bref, à âge égal, à stade égal de la maladie, à traitement égal, il demeure à Genève 70% de surmortalité par cancer du sein attribuable à la couche sociale.

Pouvez-vous nous expliquer brièvement comment vous est venu l’idée de cette étude et votre méthodologie?

Le Registre des tumeurs de Genève est un des plus anciens registres des cancers d’Europe, il bénéficie d’une base de données des plus détaillées et d’une mise à jour certifiée, il devient alors un puissant instrument de santé publique. Le cancer du sein représente dans les pays industrialisés 40% des cancers de la femme, 25% des décès par cancer, c’est une priorité de santé publique. Nous avions fait ces dernières années de nombreuses recherches sur ce cancer, le terrain était dégagé. Nous pouvions nous attaquer à ce problème difficile des inégalités devant le pronostic.

Nous étude porte sur un peu plus de 3000 femmes de moins de 70 ans atteintes du cancer du sein à Genève entre 1980 et 2000. Nous avons observé heureusement que la survie à 5 ans était bonne, environ 86% des patientes avaient survécu, mais qu’elle était deux fois moins bonne pour la CSP basse (81%) que pour la CSP haute (91%). Nous avons voulu comprendre et mettre à nu ce risque aggravé. Notre étude montre un risque relatif (brut) de 2,4 pour la CSP basse par rapport à la CSP haute, et une fois corrigé de tous les autres facteurs connus, il reste un risque relatif de 1,7.

Quel impact pourrait avoir cette recherche? Quelles conclusions tirez-vous?

Comme je l’ai relevé toute à l’heure, il n’y a rien de nouveau à démontrer l’inégalité sociale devant la mort. Soit dit en passant, ce constat est en soi insupportable ou… devrait l’être.

Ce qui est sidérant c’est que cette inégalité est tellement perceptible à Genève, qu’elle demeure intacte malgré l’amélioration du système de soin entre 1980 et 2000 et qu’elle est attribuable au moins pour moitié à des facteurs «encore cachés» déterminant la couche sociale.

Cette étude devrait être reproduite ailleurs en Suisse ou en Europe, même si cela ne va pas être aisé dans la mesure où il y peu de registres de cancer en Europe disposant d’une gamme de données aussi complètes et d’un recul suffisant pour mener une étude comparable.

Il faudra donc surtout affiner les recherches épidémiologiques, mais aussi sociologiques pour «découvrir» ces déterminants encore méconnus attribuables à la classe sociale. Je ne crois pas pour ma part qu’il faille chercher bien au-delà des inégalités «classiques»: différences de revenus, d’habitat, de possibilités de décrocher pour surmonter la maladie (aides à domicile, convalescence ou vacances ou résidence secondaire) etc.

Mais, dès aujourd’hui, il est possible de tenir compte des conclusions de notre étude. Le facteur social doit être évalué de façon systématique dans le bilan pronostique de la maladie et un support social devrait faire partie intégrante des directives de prise en charges.

Le débat est ouvert. Les différents acteurs du système de soin, les patients, dans le cas du cancer du sein les groupes de patientes qui s’organisent collectivement pour améliorer la prise en charge de cette maladie, et les acteurs de la santé publique doivent se concerter pour mettre en place des mesures visant à corriger en partie l’effet des inégalités sociales.

Mais l’impact de cette recherche je le vois aussi, comme un (petit) apport supplémentaire dans le débat de société sur les inégalités sociales et la santé. Si la pauvreté, la marginalité, l’exclusion rendent plus malade, si la couche sociale est un facteur pronostique aggravant, il ne suffit pas de tenter de corriger l’effet de ces inégalités insupportables. Il serait temps, comme participants ou acteurs du système de soins, de s’attaquer à la racine, aux inégalités sociales elles-mêmes. Une seule solution…

Entretien réalisé par la rédaction

* «Social class is an important and independent prognostic factor of breast cancer mortality» sera publiée en juillet, dans l’International Journal of Cancer, vol.119 No. 5.