Gender Mainstreaming, assimilation du féminisme au patriarcat?

Gender Mainstreaming, assimilation du féminisme au patriarcat?

Contrairement à l’allemand, l’anglais et le français permettent de faire la distinction entre «sexe» (le sexe biologique) et «genre» (le sexe social). Par «genre», on entend les rôles sociaux liés au sexe, les représentations et attentes de ce que devraient être les hommes et les femmes. Les rôles liés au sexe peuvent se modifier au cours du temps et diffèrent selon les cultures.

«Mainstreaming» signifie qu’un certain mode de pensée et d’action est intégré dans le Mainstream (courant dominant), c’est à dire dans la politique, l’administration, les programmes et mesures officielles. Ce mode de pensée et d’action devient une manière d’agir qui va de soi. Mainstreaming signifie prendre place dans le Mainstream et le modifier.

«Gender Mainstreaming» signifie la prise en compte consciente des inégalités sociales entre femmes et hommes dans tous les domaines, ainsi que dans tous les processus de planification et de décision. Tous les projets sont ainsi conçus de manière à ce qu’ils puissent également contribuer à la promotion de l’égalité entre hommes et femmes.

Constructions sociales

La recherche allemande sur la condition féminine a repris à la recherche américaine la différenciation entre sexe et genre. Ann Oakley décrit le sexe comme un terme qui se réfère aux différences biologiques entre le féminin et le masculin. Par contre, le genre est défini culturellement: ce terme se réfère à la division sociale du «féminin» et du «masculin». Elle différencie également le genre du sexe en soulignant qu’il est nécessaire d’admettre la permanence du sexe, en même temps que la variabilité du genre.

La variabilité du genre démontre donc que le sexe est une construction. Les modes de comportement ne sont pas définis biologiquement mais appris socialement. Le genre est un processus que nous produisons quotidiennement par l’interaction avec l’autre et avec l’environnement. «Le sexe est quelque chose que l’on fait et non pas que l’on est».

Avec cette différenciation, un premier pas a été franchi: il a été reconnu qu’une partie du sexe est modifiable. Pourtant, cette distinction ne mène pas encore au renoncement définitif à la distinction inamovible de deux sexes.
Un concept de genre qui admet des passages entre féminin et masculin rejette la vision binaire du sexe. Il devient un concept de genre multiple, qui ne se laisse plus définir selon les pôles masculin-féminin.

C’est seulement dans les années 80 que cette distinction entre sexe et genre a commencé à être questionnée aux Etats-Unis et que le corps lui-même a commencé à être envisagé comme le résultat de normes sociales. L’existence d’une dualité sexuelle n’allait donc plus de soi: le concept de sexe a été de plus en plus dé-naturalisé; cela veut dire que le sexe a été reconnu également comme une construction et qu’il n’était plus perçu comme naturel. Le sexe est devenu une «catégorie marquée par le genre».

Pourtant, la plupart des concepts du Gender Mainstreaming n’entreprennent pas encore ce deuxième pas: ils maintiennent la différenciation entre sexe et genre et perçoivent le sexe comme donné par la nature et inchangeable. Dans ces conceptions, la sexualité binaire qui sépare les hommes et les femmes existe bien.
La nouveauté du concept de Gender Mainstreaming c’est que les hommes ont également un sexe et qu’ils ont eux aussi des avantages et des inconvénients dans la division des sexes. Le rapport entre les sexes est perçu comme modifiable. Les différences sexuelles biologiques (qui ne sont pas annulées) ne sont pas acceptées pour légitimer les différences sociales entre les sexes. Les rôles sociaux et culturels des hommes et des femmes sont perçus comme un construit historiquement et politiquement malléable.

Pour la première fois, le Gender Mainstreaming a été appliqué dans la politique de développement: la différenciation des sexes a été requise dans la planification, la réalisation et l’évaluation de projets. Il s’agissait de savoir si les projets soutenus diminuaient ou élargissaient le fossé entre hommes et femmes. A la Conférence Mondiale des Femmes de Pékin, en 1995, Unifem, le fonds de développement des Nations Unies pour les femmes, a reconnu le Gender Mainstreaming comme une double stratégie:

  • Elle prévoit une différenciation des sexes et la prise en compte des différentes conditions de vie et intérêts des hommes et des femmes dans tous les programmes et projets, aussi bien au niveau macroéconomique que politique;
  • Elle prévoit des mesures spécifiques pour les femmes, où les résultats d’une analyse de genre ont pu indiquer des problèmes spécifiques pour les femmes, en ce qui concerne l’accès et le contrôle de ressources matérielles et immatérielles.

Réalisations

Le Gender Mainstreaming se comprend essentiellement comme processus Top-Down. Il a émergé dans un temps où le mouvement des femmes était relativement faible à la base et était remplacé de plus en plus par des lobbies. Il devient donc une mesure bureaucratique, interprétée et réalisée politiquement.

La responsabilité de l’application du Gender Mainstreaming au sein d’une organisation repose d’abord sur le sommet de l’organisation. Si le sommet n’approuve pas la modification des processus de décision dans le sens de l’aspect genre, un tel processus ne fonctionne pas.

Le Gender Mainstreaming ne peut faire l’économie d’un questionnement politique sur ses objectifs. Un pré-requis pour l’application du Gender Mainstreaming réside donc également dans une position claire de l’organisation qui l’impulse sur la politique de genre. Une orientation normative peut seule diriger clairement les processus de décision. Par exemple, des documents de l’UE présentent un concept de genre qui part du principe de l’égalité des salaires entre hommes et femmes, ainsi que d’une égalité du travail professionnel pour les deux sexes. Pourtant, en Allemagne, des concepts décrivant la répartition traditionnelle entre les sexes comme fonctionnelle, et maintenant la séparation entre ce qui est «typiquement masculin» et «typiquement féminin», sont toujours en vigueur. Par exemple, selon les lois en vigueur, une promotion spécifique selon le sexe doit être encouragée dans le domaine de la politique du marché du travail. De même, le concept Hartz1 date d’avant-hier du point de vue de la politique d’égalité et reste enfermé dans une image des rôles traditionnels, avec un soutien principal de famille masculin.

Dans le travail syndical, la Fédération unifiée des services soutient l’approche suivante: les hommes et les femmes doivent être complètement intégrés à tous les niveaux hiérarchiques et participer aux décisions de la même manière. La Fédération unifiée des services souhaite promouvoir la démocratie de genre à l’intérieur aussi bien qu’à l’extérieur.

Le Gender Mainstreaming est aussi suivi avec intérêt par des entreprises privées, quand il s’agit de rentabiliser les ressources féminines avec leurs «capacités spécifiques». Au nom du Gender Mainstreaming, les femmes sont réduites à leurs talents naturels de genre/sexe et exploitées, dans le cadre du dualisme sexuel, selon les critères de l’économie de marché.

Critique du Gender Mainstreaming

  1. Une approche Top-Down. Le Conseil des femmes allemand souligne que «le Gender Mainstreaming ne peut avoir de succès à long terme que comme processus Top-Down». «La révolution commence par en haut», note Susanne Weingarten dans son plaidoyer pour un nouveau mouvement des femmes; et pour cela, il ne faut rien d’autre que des réseaux de femmes et des groupes d’intérêts.

    Dans ces temps où le mouvement des femmes par en bas est très faible et vient de commencer à se réorganiser et à se définir autrement, avec une nouvelle génération de femmes, le Gender Mainstreaming devient un processus sans véritable soutien. Son caractère aléatoire devient dangereux et la direction dans laquelle il se développe reste à définir politiquement. Mais lorsqu’il est défini par des hommes et des femmes au sommet, c’est à dire au pouvoir, beaucoup de personnes en sont exclues.

  2. Le maintien de la dualité biologique des sexes. La dualité sexuelle n’est pas mise en cause mais toujours reconstruite (de manière discursive). Le terme dualiste de genre est stabilisé par la façon dont on parle des femmes et des hommes. Une conservation rigide de la catégorie «femme» entraîne souvent une permanence non réfléchie de la définition des sexes et ne laisse pas de place pour les personnes «entre les pôles», par exemple pour celles qui se définissent comme transgenres. Cette conservation renforce également les images hétérosexistes.
  3. Quel concept de genre? Les féministes analysent différents rapports de pouvoir, également entre femmes, grâce au concept de genre. Les catégories d’analyse sont la classe, l’ethnie, la sexualité, la condition corporelle, l’âge et les images identitaires divergentes. Le terme de genre, tel qu’il est maintenant entré dans la politique officielle, semble avoir été privé de ces aspects: la norme envisagée est la femme blanche, privilégiée, jeune, hétérosexuelle et en âge de procréer, ainsi que son pendant masculin.
  4. Femmes et hommes en tant que groupes homogènes. Gabriele Rosenstreich est contre une homogénéisation des femmes et des hommes. Par la suppression d’autres dimensions de pouvoir, l’illusion est donnée que toutes les femmes sont égales et souffrent de la même exploitation. On pourrait aller plus loin en disant que l’universalisation de la catégorie femme, comme celle de la catégorie homme, est mise sur un pied d’égalité avec celle d’être humain.

    Il est faux de faire comme s’il n’existait pas de différences de pouvoir entre les femmes et aussi entre les hommes, comme si le genre ou le sexe seul définissait une position dans la hiérarchie du pouvoir. «Si le genre est toujours marqué par la race, la classe, l’ethnie et l’organisation sexuelle, un cadre analytique qui isole le genre ou le conçoit comme un modèle totalisant, est insuffisant et ne peut servir qu’à masquer les multiples privilèges des féministes de classe moyenne, blanches et hétérosexuelles, qui ont la chance de ne connaître qu’une seule forme d’exploitation».

  5. En opposition à d’autres mesures spécifiques aux femmes. Au sein de Ver.di [Fédération unifiée des services, 2,5 millions de membres, ndlr], par exemple, il y a eu une discussion sur l’abolition des quotas et des structures indépendantes de femmes en faveur du Gender Mainstreaming. Les femmes ont pourtant réussi à conserver ces trois stratégies de politique de genre. Lorsque le Gender Mainstreaming, en tant que «stratégie innovatrice et plus efficace» est mis en valeur pour se substituer aux stratégies soi-disant plus anciennes, il faut toujours soupçonner que la lutte de pouvoir entre les sexes est proche. Dans des temps d’économies budgétaires, il s’agit d’analyser combien de personnes, de ressources financières et de projets ont été soutenus pour favoriser le changement des rapports entre les sexes.

Que devient le Mainstream?

Si l’on observe le quotidien concret, aujourd’hui, en Allemagne, on peut dire que le Mainstream est patriarcal et que le féminisme a été repoussé aux marges de la société. Le terme de Gender Mainstreaming suppose que les questions de genres doivent devenir partie intégrante du Mainstream. Cela implique que ce qui domine actuellement – le patriarcat – soit rejeté et que nous investissions le Mainstream de façon nouvelle.

En tant que féministe, on pourrait se réjouir – parce que c’est positif – que l’analyse féministe de la construction du genre et des rapports de pouvoir sociétaux pénètre le Mainstream. Mais quel féminisme, avec quel arrière-fond politique, peut passer dans le Mainstream? Je doute que ce soit un féminisme qui aille de pair avec mes convictions en faveur du changement sociétal. Ne s’agit-il pas plutôt de renforcer les rapports existants par la neutralisation du mouvement des femmes au moyen de ce concept de Gender Mainstreaming et de remplacer le féminisme combatif par une politique qui arrondit les angles?

Il se pourrait même que l’on utilise ce concept afin de mettre en cause ce qui a déjà été obtenu. De plus, on peut craindre que certaines revendications soient accaparées et digérées par le Mainstream; en même temps, les intérêts des femmes seraient déformés ou rendus insignifiants. Ainsi, l’intégration d’un féminisme de façade se traduirait plutôt par son assimilation au patriarcat.

Pour cela, il est important que les féministes s’intéressent à ce sujet. Il s’agit de se battre pour une pratique émancipatrice du Gender Mainstreaming. Nous ne devons pas laisser l’initiative politique à des lobbies non représentatifs qui tentent de s’assurer des privilèges et d’empêcher des changements de société.

Kim GOERENS*

* L’auteure étudie les sciences de l’éducation dans une perspective de genre à Berlin. Cet article a été publié dans SoZ, journal socialiste, décembre 2004. Notre traduction.

  1. Du nom de Peter Hartz, chef du personnel de Volkswagen et président de la commission mise en place par le gouvernement allemand, au début de l’année 2003, pour réformer les lois sur le travail (ndlr).