Quelle politique internationaliste en Suisse?

Quelle politique internationaliste en Suisse?

En ce début d’année 2006 j’adresse mes bons vœux au journal solidaritéS dont je salue l’existence indispensable, l’ampleur des thèmes qu’il traite avec qualité tout au long de l’année et, j’espère, la place laissée au débat sur les questions qui ont secoué ou interpellé récemment les travailleurs-euses et les militant-e-s qui se positionnent à gauche de la social-démocratie en Suisse…
A l’heure des bilans orientés sur l’avenir, voilà une contribution.

Je suis conseiller communal POP – Fourmi Rouge à Renens, militant internationaliste et régional à la fois. Je suis interpellé et m’engage aussi bien pour le retour de la paix et du développement dans les Balkans (Bosnie et Kosove en particulier), des projets d’aide régionale en Amérique centrale, de la préservation du droit d’asile pour toutes et tous, de la défense de l’emploi en période de démantèlement industriel (Iril, Filtrona) ou de questions de politique communale (les jeunes, les écoles, les appartements protégés en ville, etc.).

Quels changements dans la politique migratoire? Quel marché du travail?

J’avoue être resté sur ma faim au sujet de la contribution du courant majoritaire de Solidarités et du POP/PdT aux grands thèmes traités en 2005 (Schengen – Dublin, les bilatérales, les référendums opposés aux lois racistes CONTRE les requérants d’asile, CONTRE les sans-papiers et CONTRE les étrangers, qu’ils soient hypocritement affublés de l’adjectif «communautaires» ou qu’ils soient du reste du monde, des Balkans ou de Turquie).

Cette gauche a, me semble-t-il, failli à certaines de ses tâches en masquant, quitte à se distancer des Verts, le couplage évident entre Schengen-Dublin et la loi sur l’asile, ainsi que la bride reliant en profondeur les bilatérales 2 et la loi sur les Etrangers, deux lois adoptées le lendemain et le surlendemain, comme chacun l’a remarqué, de la votation du 25 septembre. L’un des parlementaires d’«A Gauche toutes» a bien tenté en début de séance du Conseil national le 27 septembre de faire voter une non-entrée en matière pour la Loi sur les Etrangers (LEtr), invoquant de façon surprenante… le hasard: « Les hasards du calendrier font que la loi sur les étrangers est à l’agenda de ce parlement au lendemain du vote sur les bilatérales. Dans l’euphorie des bilatérales, on a parlé ouverture, libre-circulation, liberté… »

Mais il était évident, surtout pour ceux qui ont participé depuis 2002 – comme les Verts – aux travaux de révision de la loi sur les étrangers, que la classe politique dominante en Suisse avait nourri, déjà avant l’arrivée de Blocher au Conseil fédéral, le projet de changer de politique migratoire, comme on change les jantes d’une voiture ou de réseau téléphonique… A l’instar aujourd’hui des plans de Sarkozy en France (sélection d’immigré-e-s dits qualifiés ou plus dociles, durcissement des conditions du regroupement familial, des critères de non-refoulement pour cause de santé, etc.).

La gauche n’a peut-être pas bien fait son boulot d’étude minutieuse et concrète des projets du néo-libéralisme européen concernant les nouvelles pratiques du marché du travail:

  • les missions de courte et de très courte durée en Europe et en Suisse;
  • le statut et la protection des «travailleurs détachés»;
  • la situation professionnelle et familiale des receveurs de permis L (moins de 365 jours par an);
  • le contrôle et l’engagement de luttes syndicales ou d’entreprise concernant les violations «fait accompli» des conditions salariales (salaire direct et salaire indirect);
  • le fonctionnement des commissions tripartites ou bipartites dans chaque canton.

La gauche qui a voté «OUI» le 25 septembre, comme le patronat (et Blocher), a un peu confondu ses aspirations légitimes, son programme politique (votons en faveur d’octroi de permis de séjour longs et durables pour au moins les travailleurs-euses de 25 pays européens, vive l’élargissement des libertés d’établissement, cette avancée préfigure les droits des travailleurs-euses du monde entier…) avec des réalités beaucoup plus crues, cruelles et cyniques, attendues avec impatience par le SECO, les milieux patronaux d’économiesuisse, le président du Parti radical Fulvio Pelli. Les bilatérales leur ont donné la base institutionnelle et matérielle tant attendue pour déréglementer le marché du travail, faire exploser honteusement la mécanique d’octroi des permis C et B, et exercer enfin une immense pression sur les salaires, objectif prioritaire affiché depuis la publication du «Livre blanc» de David de Pury en 1995, évangile fanatique du patronat suisse pour quelques décennies, dans le droit fil du néo-libéralisme européen dominant.

De plus, et c’est étrange, aucune campagne n’a été menée contre la chasse aux sorcières qui s’est produite dans le mouvement syndical (exclusions au sein d’UNIA, de Comedia, menaces au GATU: transports urbains lausannois), ce qui est inquiétant pour des forces qui prétendent oeuvrer à la consolidation des droits fondamentaux et à la liberté d’opinion dans le mouvement syndical.

Je reconnais que, tactiquement, il n’était pas facile de voter du même côté que d’importants secteurs de la droite xénophobe. Pourtant un «non» de gauche, sans équivoque, mais timide il est vrai, a été possible, avec des forces diverses de la base du mouvement syndical et des militant-e-s internationalistes eux aussi au sein de partis de gauche (des militant-e-s syndicalistes de solidaritéS, des responsables du CETIM à Genève, des membres du POP, du PdT, une partie de la «Fourmi Rouge» à Renens et le MPS). En chiffres, en Suisse romande, ils ont représenté plus ou moins 50% des signataires du référendum contre les bilatérales (y compris l’affligeant couac anti-frontaliers du bout du lac).

Nous sommes en ce moment tous au coude à coude pour le succès des référendums fédéraux en cours, référendums qu’il ne faut pas comprendre seulement comme des réponses aux menaces portant sur le droit humanitaire ou, comme à Genève, «contre l’exclusion et la xénophobie», mais s’opposant à une politique des Chambres fédérales et du patronat visant à modifier gravement les règles du jeu dans le domaine de la migration et du marché du travail. C’est pourquoi on attend de l’USS ou des fédérations syndicales, non seulement un soutien de type humanitaire, mais aussi une adhésion à la lutte contre la politique anti-ouvrière, au sens direct et large, de ces lois révoltantes.

La question européenne

Ce qui m’a étonné dans la position de solidaritéS c’est le contraste entre une relativement molle opposition à l’Europe (UE) et les applaudissements jubilatoires au «NON» français à la constitution européenne («constitution» non accompagnée d’une constituante, mais sous-produit émanant d’un texte d’experts ultra-libéraux). Il y a eu aussi la salve de pétards, avec communiqué de presse euphorique pour le Parti de Gauche en Allemagne, c’est-à-dire l’ex-PDS soutenu par la WASG (Alternative pour l’Emploi et la Justice Sociale) qui « est devenu une force politique parlementaire avec 8,7% des voix, plus forte que les Verts (…). Il s’agit d’un tremblement de terre politique ».

Ok, tant mieux, mais la construction d’une gauche européenne de combat passe par une distanciation nette des orientations dominantes de la construction de l’Europe. On ne peut pas être contre le G8, contre l’OMC, contre la Banque mondiale, contre la guerre en Iraq et en Afghanistan et être légèrement critiques à l’égard de l’Union Européenne telle qu’elle se contruit depuis le XXIe siècle, c’est-à-dire ultra-libérale, impérialiste, belliqueuse, alignée sur les Etats-Unis dans leur croisade contre les «forces du mal» et le «terrorisme des autres»… Cette soudaine approbation d’une politique de gauche sonnait un peu faux, à mon sens. Si on veut appuyer et populariser les luttes radicales de José Bové, du Forum social mondial, de la «Gauche Anti-Capitaliste Européenne», il faut faire des choix en profondeur par rapport aux options dominantes de l’UE.

«A Gauche Toutes» ne se différencie actuellement que trop peu, sur le plan international, de notre social-démocratie helvétique qui est en ce moment à la recherche du centre de l’échiquier politique, avec au plus un ou deux poils à gauche. Le non de gauche français a été arraché aux appareils politiques, allant de la droite au Parti Socialiste (genre PSS), avec un gigantesque travail militant à la base, en rupture affirmée avec le néo-libéralisme, la dérégulation du marché du travail et l’économie néo-coloniale. Ici, nous ne voyons pas poindre de force qui sache mener un combat d’envergure, que ce soit contre la directive Bolkenstein, le respect du secret bancaire helvétique, l’orientation anti-ouvrière et chauvine prise par les bilatérales (traité de libre-échange de la main d’œuvre, où il faut traduire le mot «libre» par néo-libéral…). Nous appuyons la lutte des camarades et organisations latino-américaines contre les traités de libre-échange (ALCA/ZLEA) imposés plus que proposés par les USA, mais le «hic» c’est que ces mêmes camarades et organisations indépendantistes ne voient aucune espèce de différence entre l’Union européenne et les USA. L’UE ne pense qu’à devancer les Etats-Unis dans le pillage de toutes les ressources naturelles et humaines (appelées pompeusement «Biens Publics Mondiaux», surtout pour priver les Etats, comme le Vénézuéla, la Bolivie, le Brésil, l’Argentine, d’un contrôle des investissements rapaces et de mécanismes spoliateurs de privatisation).

J’étais, fin septembre dernier, à un congrès à Almería, où il était question de l’immigration en Europe, en particulier les travailleurs-euses maghrébins et d’Afrique noire, et j’avais un peu honte des positions européo-centriques d’une certaine gauche, non présente sur ce terrain, alliée, certainement malgré elle, d’une profession de foi européo-chauvine (F. Pelli, N. Sarkozy, A. Merkel, T. Blair, et même l’aile patronale de l’UDC) faisant de la préférence européenne son pain quotidien et nauséabond.

C’est le moment, je crois, d’affirmer une position de principe internationaliste, qui s’oppose aux mesures xénophobes ou néo-libérales, ces dernières étant les plus dangereuses, mesures proposées activement par la majorité des Etats européens. Nous nous devons de lutter à la fois contre la xénophobie helvétique et contre la xénophobie de l’Union européenne, qui met en place, comme le disait J.-M. Dolivo dans solidaritéS du 18 octobre 2005, «une véritable politique de ségrégation, en fonction de l’origine nationale» ou contre une politique binaire primitive qui prétend trier entre européen (UE) et non-européen.

Derrière ces discriminations à connotation raciste, c’est une gigantesque opération d’attaque à la masse salariale de tous les travailleurs-euses en Europe qui se profile. Nous ne pouvons être en même temps une force qui participe à la construction européenne UE, même avec quelques réserves de principe, et défendre l’ensemble des travailleurs, avec ou sans papiers, de façon crédible. Bien sûr le repli sur la Suisse n’est pas davantage une perspective. Mais je crois que le fossé séparant la droite nationaliste (contre tous les travailleurs-euses étrangers d’où qu’ils viennent, contre toute mesure d’accompagnement anti-dumping) de la gauche internationaliste (attachée à la défense des intérêts de tous les travailleurs engagés en Suisse et de leur famille, dans une perspective anti-impérialiste, pour une économie de proximité) est suffisamment profond pour clarifier d’emblée la situation.

Il n’est guère formateur ni clairvoyant de ne se centrer que sur la montée de la xénophobie style années 1970, alors que c’est indiscutablement la lutte impitoyable que se livrent les 4 grandes puissances, confirmées ou montantes (USA, UE, Japon, Chine) qui est la cause du malheur des peuples, de la guerre, de la précarité et de l’érosion des droits des travailleurs-euses et de leurs familles. Les délocalisations pleuvent, les zones franches d’exportation «maquilladoras» se multiplient jusqu’en Europe (Barcelone, Irlande). Le travail temporaire croit et précarise. Les clandestins et le dumping deviennent des phénomènes structurels. On sous-traite la répression des migrant-e-s non-européens en direction du Maroc, de la Côte d’Ivoire, de la Turquie.

Nos chercheurs-euses en économie et en politique, nos militant-e-s ont du pain sur la planche, car la situation du début du XXIe siècle est caractérisée par un grand dynamisme: celui d’un redéploiement néo-libéral agressif, accompagné d’une faiblesse idéologique du mouvement ouvrier. Surtout si certaines de ses composantes se retranchent dans l’une ou l’autre des forteresses continentales ou sous-continentales, même avec la noble intention d’en être l’opposition critique occasionnelle.

Jacques DEPALLENS