Pour une politique européenne de salaires minimaux

Pour une politique européenne de salaires minimaux

Nous reproduisons ici un document de réflexion élaboré par un groupe de militants lié à plusieurs instituts de recherche du mouvement syndical européen, dont Denknetz en Suisse. Publié il y a moins d’un an, le 15 avril 2005, il défend une politique coordonnée de salaires minimaux à l’échelle continentale afin de résister au dumping salarial et à la montée des inégalités, qui pénalisent en particulier les femmes. En Suisse, le débat sur l’extension de la libre circulation a révélé à quel point les travailleurs-euses étaient démunis par rapport à la sous-enchère salariale. Une bonne raison pour préconiser une politique systématique de salaires minimaux garantis dans ce pays. Nous y reviendrons… (réd)

1. Pour la grande majorité des travailleurs, la rémunération salariale constitue la source principale de revenu. Dès lors, le montant du salaire ne fait pas que déterminer le niveau de vie individuel: il permet aussi de mesurer le respect qu’une société donnée accorde à la dignité humaine. Aujourd’hui, l’économie et le politique tendent à ne voir dans les salaires qu’un élément des coûts de production, et à les apprécier au regard de la compétitivité internationale. Cette approche unilatéralement centrée sur l’offre fait passer au second plan la fonction économique des salaires en tant que composante de la demande. Or c’est précisément la demande qui sous-tend tout développement économique qui se veut à la fois prospère et durable.

2. Depuis deux décennies au moins, la politique de libéralisation des marchés et de déréglementation sociale fait rage en Europe et exerce une pression systématique sur les salaires. De plus, le chômage de masse qui affecte de nombreux pays européens, réduit de manière alarmante la capacité des organisations syndicales à intervenir pour la défense des intérêts des salariés. Un nombre croissant d’entreprises n’hésitent pas à profiter de ce rapport de forces pour exercer un véritable chantage à l’égard d’une main-d’oeuvre désormais acculée au mur: ou bien les travailleurs et leurs organisations syndicales doivent se résoudre à faire de substantielles concessions au patronat, ou bien ils courent délibérément le risque de perdre leurs emplois. En même temps, le principe de la libre circulation des personnes conduit, dans de nombreux secteurs, à la création de marchés du travail transfrontaliers, de manière à exercer une pression supplémentaire sur les conditions d’existence des salarié-e-s. La prochaine promulgation d’une directive européenne sur les services pourrait aggraver encore ces évolutions dangereuses.

3. Dans la plupart des pays européens, la dynamique salariale présente deux tendances majeures depuis les années quatre-vingt. En premier lieu, la progression des salaires n’a pas suivi celle de la productivité, à tel point que le pouvoir d’achat des salariés est presque partout à la baisse. Le résultat de cette évolution n’est pas seulement une redistribution massive des revenus en faveur du capital: elle conduit aussi à un affaiblissement considérable de la consommation des ménages, qui se répercute négativement sur l’activité économique et sur l’emploi.

4. En second lieu, dans la plupart des pays européens, on enregistre un accroissement des inégalités salariales. Les écarts entre les diverses catégories socioprofessionnelles ne cessent de se creuser, en raison à la fois d’une progression supérieure à la moyenne des salaires les plus élevés (notamment les rémunérations des cadres supérieurs et des dirigeants) et de l’extension massive des segments à bas salaire. Selon une étude réalisée en 2000 par l’Union européenne, plus de 15 % des salariés des quinze pays membres de l’époque – soit plus de 20 millions – se situaient dans les segments à bas salaires.

5. La proportion de femmes recevant des bas salaires est deux fois plus élevée que celle des hommes. De même, il faut souligner que les bas salaires sont nettement surreprésentés dans les secteurs à emplois précaires, en plein essor partout en Europe depuis les années nonante. Certaines branches (agriculture, hôtellerie et restauration, commerce de détail, services aux particuliers) font apparaître une concentration particulièrement élevée d’emplois à bas salaires. De manière générale, la plupart des personnes recevant ces bas salaires entrent dans la catégorie des travailleurs pauvres (working poors), leur rémunération étant inférieure à la moitié du salaire moyen national.

6. Dans ce contexte de chômage de masse, l’élargissement régulier des segments à bas salaires constitue un défi majeur pour l’ensemble de la société civile en Europe, dont les fondements sociaux, économiques et éthiques sont ainsi profondément remis en cause. En faisant ainsi baisser les salaires, les entreprises se soustraient à leurs responsabilités sociales, et les effets corrosifs de telles pratiques sont reportés sur la collectivité, et viennent peser de plus en plus lourdement sur les institutions de l’Etat social et de l’assistance publique. Ce développement des bas salaires vient creuser un peu plus la fracture sociale, et fraie la voie au populisme d’extrême droite et à un nationalisme aux accents xénophobes. Pour faire face à telle situation, il est impératif d’oeuvrer en faveur d’une politisation progressiste de la question salariale, en réaffirmant les principes fondamentaux de la démocratie sociale et participative.

7. La généralisation des bas salaires conduit à la marginalisation économique et sociale des personnes concernées et entre en contradiction flagrante avec de nombreuses conventions européennes et internationales qui stipulent le droit à un salaire juste ou décent. Ainsi la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs, entérinée par la Communauté européenne en 1989 – communément appelée Charte sociale de l’UE depuis 1993 – énonce le principe selon lequel «tout emploi doit être justement rémunéré» (titre 1er alinéa 5). Tous les travailleurs doivent recevoir une «rémunération équitable» en accord avec les données propres à chaque pays, c’est-à-dire «une rémunération suffisante pour leur permettre d’avoir un niveau de vie décent». De même, l’article 4 de la Charte sociale européenne promulguée par le Conseil d’Europe en 1961 stipule que «tous les travailleurs ont droit à une rémunération équitable leur assurant, ainsi qu’à leurs familles, un niveau de vie satisfaisant». Des dispositions semblables existent dans les Constitutions de nombreux pays européens (notamment la Belgique, l’Italie, l’Espagne, le Portugal et le République tchèque) ainsi que dans les constitutions de plusieurs Länder allemands (notamment la Hesse et la Rhénanie du Nord-Westphalie).

8. L’établissement de salaires minimaux constitue de toute évidence un instrument essentiel pour garantir un revenu décent. En 1928 déjà, l’OIT (Organisation internationale du travail) avait entériné la Convention n°26 sur l’instauration de procédures pour la fixation de salaires minimaux. La Convention n°131, entérinée en 1970, insiste à nouveau sur le rôle central qu’il convient d’attribuer aux salaires minimaux. L’OIT recommande à tous les Etats d’instaurer un système national de salaires minimaux qui protège les salariés de rémunérations exagérément basses. Le niveau du salaire minimum doit donc tenir compte des conditions économiques et sociales propres à chaque pays, et être fixé d’un commun accord entre les partenaires sociaux employeurs et salariés – ou à l’issue d’une consultation exhaustive de ces derniers.

9. En Europe, les réglementations garantissant l’existence de salaires minimaux sont largement répandues. Dans la plupart des pays est établi un salaire minimum légal qui s’applique à toutes les branches. Dans d’autres pays, les salaires minimaux font l’objet de procédures contractuelles qui peuvent prendre valeur légale. Enfin, certains pays font coexister, selon les branches, les procédures contractuelles et les dispositifs réglementaires. Cependant, quelles que soient leurs formes juridiques, les réglementations portant sur les salaires minimaux se voient soumises aux mêmes pressions que la politique salariale dans son ensemble.

10. Avec la formation du marché unique et l’intégration progressive de l’économie européenne, la mise en oeuvre d’une politique européenne de salaires minimaux devient un impératif catégorique. Son objectif premier devrait être évidemment de freiner une nouvelle extension des salaires de misère, ainsi que la précarisation transfrontalière qui menace tout particulièrement les segments à bas salaires. Une telle politique de salaires minimaux contribuerait grandement à l’application en Europe du principe «à travail égal, salaire égal sur un même lieu de travail». Elle permettrait en outre de faire progresser d’autres objectifs sociaux comme la réduction des inégalités salariales entre les hommes et les femmes, ou encore l’amélioration de la qualité et de la productivité du travail. Enfin, une politique européenne de salaires minimaux représenterait un apport décisif à la recherche d’une stabilisation de la demande privée et ferait obstacle aux velléités d’une politique déflationniste.

11. La Commission européenne avait, dès le début des années nonante, reconnu la nécessité d’une politique européenne de salaires minimaux calculés sur la base du salaire moyen national pour faire passer dans les faits le droit à une rémunération équitable énoncé par la Charte sociale de l’UE. Dans un avis datant de 1993, la Commission invitait les Etats membres de l’UE à prendre des mesures appropriées permettant de garantir le droit à un salaire décent. La même année, le Parlement européen se prononçait en faveur de l’introduction d’un salaire décent de référence défini au niveau national et servant de base aux négociations collectives. Il plaidait également en faveur de mécanismes permettant de déterminer les salaires minimaux légaux en fonction du salaire moyen de chaque pays.

12. La mise en place d’une politique européenne de salaires minimaux passe de toute évidence par le choix d’objectifs et de critères communs qui puissent servir de cadre de référence à la coordination des politiques nationales. Compte tenu des disparités économiques et salariales majeures qui existent entre les différentes régions de notre continent, il est hors de question de fixer un salaire minimum uniforme pour l’ensemble de l’Europe. Il s’agit plutôt d’établir pour chaque pays une norme salariale minimale, qui soit adaptée à sa structure salariale. Les pays européens pourraient viser à l’instauration d’une norme salariale minimale équivalant à 60 % du salaire moyen national. A court terme, cette norme pourrait être au moins fixée à 50 % du salaire moyen national.

13. Cette politique européenne de salaires minimaux pourrait être mise en oeuvre selon la méthode de la coordination ouverte, déjà utilisée dans d’autres domaines. Elle prévoirait la fixation, à l’échelle européenne, d’objectifs et de calendriers à respecter par chaque pays en fonction de leurs institutions et procédures propres. Ce cadre permettrait de respecter les spécificités institutionnelles de chacun des pays, qui pourraient procéder soit par la fixation de salaires minimaux légaux, soit par extension des conventions collectives en vigueur, ou encore par une combinaison de ces deux méthodes. L’échelon européen aurait quant à lui pour fonction de veiller à l’application par chaque pays de ces dispositions et de contribuer à la diffusion des meilleures pratiques à partir d’un suivi systématique des politiques nationales. Pour ce faire, une amélioration substantielle des bases de données statistiques sur l’évolution des bas salaires en Europe est indispensable.

14. Le choix en faveur d’une politique européenne de salaires minimaux dépend au premier chef de l’intervention des syndicats européens. Il leur revient donc de définir une conception commune, qui synthétise les méthodes et expériences disponibles en matière de concertation européenne. Ce projet commun pourra servir de référence à la formulation d’objectifs ambitieux à l’échelle européenne, puis au choix des modalités nationales permettant de réaliser concrètement ces objectifs. C’est en fin de compte la mission première des syndicats que de défendre le principe essentiel du système social européen selon lequel le salaire doit permettre à tout travailleur – et à toute travailleuse – de mener une vie décente et en pleine autonomie économique.

Düsseldorf, Paris, Zurich,
le 15 avril 2005

Thorsten Schulten, Claus Schäfer,
Reinhard Bispinck (Fondation Hans-Böckler, Allemagne);
Andreas Rieger, Beat Ringger,
Hans Baumann (Denknetz, Suisse);
Michel Husson, Antoine Math (Institut de recherches
économiques et sociales, France).