La compétence contre la qualification

La compétence contre la qualification


Es-tu compétent ? Le néolibéralisme et la mise en concurrence généralisée des salarié-e-s


Magdalena Rosende *


Depuis la fin des années 1980, la notion de compétence est mobilisée, tant par les chercheurs que par les directions d’entreprise, dans le domaine du travail comme dans celui de la formation. Les «bilans et référentiels de compétences» sont en vogue dans la plupart des pays qui nous entourent. Pourquoi ne parle-t-on presque plus de(s) qualification(s) ? Quels sont les enjeux de ce glissement sémantique ? Voici quelques-unes des questions qui ont été posées et développées par Marcelle Stroobants, sociologue à l’Université Libre de Bruxelles, lors du séminaire «Parfaitement disponibles : les salariés.com», organisé par le réseau Raisons d’agir sur le lieu de travail, en novembre 2000, à Lausanne.


Qualification et compétence: Quelles différences ?


Les définitions des dictionnaires de la langue française montrent de nombreux points communs entre les deux termes. Il n’est pas aisé de distinguer clairement la qualification de la compétence puisqu’elles convergent vers une idée, celle d’aptitude et d’habilitation, c’est-à-dire d’un processus conventionnel par lequel on confère à quelqu’un le droit ou la valeur pour faire quelque chose. Si pendant longtemps, ces deux notions ont été utilisées dans le langage courant comme des équivalents, elles sont progressivement devenues des concurrentes et, depuis quelques années, la compétence prime sur la qualification. Comment expliquer ce glissement sémantique ? M. Stroobants relève d’abord que le terme de compétence apparaît dans les années 1980, dans une période où l’on évoque les transformations subies par le travail manuel. À ce moment, on dit que les activités deviennent de plus en plus abstraites, et nombreuses sont les voix qui évoquent la disparition du travail ouvrier.


En sociologie du travail, la qualification n’est pas le simple reflet de la compétence ; la notion renvoie à un jugement social, et plus précisément à un jugement de valeur sur de la valeur. Le processus de qualification consiste en fait à mettre en rapport deux catégories de qualités : celles qui sont acquises par les individus (par le biais de la formation et de l’expérience) et celles qui sont requises par les postes de travail (en fonction de la division sociale et technique du travail). La différence fondamentale entre les deux termes réside dans la nature des registres invoqués. La codification de qualifications repose sur une dimension collective (on est qualifié par rapport à d’autres) et véhicule l’idée de gradation. La compétence se décline davantage dans le registre de l’identité (je suis compétent ou je ne le suis pas) et ne comporte aucune dimension hiérarchique.


Au centre de l’opération qualification, réside l’idée de justifier pourquoi les salarié-e-s ne reçoivent pas tous le même salaire. En quoi un professeur d’université fait-il quelque chose de plus compliqué qu’un ouvrier qualifié ? Le jugement se fait sur la «valeur relative» de catégories de travaux et renvoie à d’autres types de jugements (formation attestée par un diplôme, durée et quantité de connaissances acquises par exemple). Ainsi, la classification des différentes catégories de travaux repose sur des critères que l’on peut définir comme arbitraires et relatifs : ce qui est jugé qualifiable à un moment donné peut devenir évident ensuite (l’aptitude àlire et écrire est actuellement considérée comme évidente). En raison de ces fondements arbitraires et relatifs, les qualifications sont l’enjeu d’un contrôle collectif (par les syndicats ou les organisations professionnelles). En effet, plus le jugement est explicité et défini collectivement, plus il aura de chances d’être négociable et discutable. La définition des qualifications est donc un enjeu fondamental.


La logique des compétences


Dans les années 80, des changements importants surviennent dans le monde du travail, parmi lesquels il faut évoquer la généralisation des technologies de l’information et l’essor des politiques économiques néo-libérales. L’apparition des nouvelles technologies implique la mise en valeur de compétences «nouvelles», dans le sens où elles n’étaient pas codifiées dans le système industriel de qualification. C’est ainsi que l’on assiste, pendant la seconde moitié de la décennie 1980, dans le domaine de la recherche, à des tentatives de redéfinition du travail en termes de «compétences mobilisées». Le terme renvoie à trois catégories de savoirs : les savoirs au sens strict du terme, les savoir-faire, les savoir être.


L’enjeu demeure, comme dans le cas de la qualification, dans la définition des compétences effectives : comment et qui va définir les compétences supposées requises par les emplois ? Si l’unanimité pour substituer un terme par l’autre est absolue, on n’observe en revanche aucun accord sur la définition des compétences. Il faut également signaler que cette évolution s’accompagne de la remise en cause du modèle de gestion des emplois fondé sur le niveau scolaire. Longtemps considéré comme l’étalon de mesure d’une quantité de connaissances explicites, formelles et mesurables, le niveau de formation apparaît désormais périmé aux yeux de nombreuses personnes. C’est ce raisonnement qui va servir de justification à l’offensive «compétence», un dispositif qui permet d’«assouplir» le marché du travail.


Que vaut ton travail ?


Dans la conclusion, la conférencière a évoqué les pratiques de gestion de la main d’œuvre qui ont accompagné ce glissement sémantique. Elle a mentionné la diffusion, depuis le début des années 1990, en France, des accords d’entreprise qui introduisent un nouveau système de progression de la carrière. Ce n’est plus l’organisation du travail qui commande la promotion professionnelle mais les «ressources humaines» des salarié-e-s. Le personnel est évalué en fonction d’une liste de «compétences» lors d’un entretien individuel avec le/la supérieur- e hiérarchique, et la carrière dépend non pas des postes disponibles mais des «capacités» des travailleurs/euses. L’évaluation individuelle ouvre la porte à la logique méritocratique. Résultat concret : le talent et la performance individuels déterminent les augmentations salariales. Sans définition unanimement partagée des compétences, le risque est grand de les naturaliser. La fidélité, la loyauté, la performance, et le comportement, toutes choses évaluables en situation de travail, ne sont pas des compétences effectives. La grille de classification est ainsi transformée en «échelle flexible à géométrie variable», dont le contrôle est rendu difficile.


Réagir collectivement


En Suisse, les dernières adaptations de salaire se sont fondées, dans de nombreuses branches, sur la performance et non pas sur la compensation du renchérissement comme le demandaient les syndicats. Dans le contexte actuel de flexibilisation et d’individualisation des conditions de travail, dans un pays où la protection des salarié-e-s par législation du travail est minime, les syndicats doivent discuter des enjeux sous-jacents à l’offensive compétence. Comment faire pour ne pas perdre les acquis gagnés grâce aux luttes passées? Comment faire pour que la grille de classification soit contrôlée et discutée «collectivement» et ne dépende pas de techniques d’évaluation individuelle? Comment recréer des collectifs sur les lieux de travail ? Voilà les défis. La lutte de la coordination française des infirmières, qui a débouché sur la reconnaissance professionnelle d’un métier fortement féminisé, et qui s’est accompagnée de hausses de salaires substantielles, prouve pourtant qu’il est possible de faire valoir les qualités supposées naturelles comme des qualifications professionnelles.


* Assistante en sociologie du travail à l’Université de Lausanne.