Puissances de la multitude

Puissances de la multitude

Nous nous sommes entretenus avec Yann Moulier Boutang, directeur de la revue Multitudes1, professeur d’économie politique à l’Université de Compiègne, et auteur de nombreux ouvrages, dont De l’esclavage au salariat. Economie historique du salariat bridé (PUF, 1998), et d’une biographie de Louis Althusser (Librairie générale française, 2002). Yann Moulier Boutang est l’un des animateurs, en compagnie notamment de Toni Negri, d’un courant de pensée stimulant dans le mouvement social international d’aujourd’hui. Contrairement à la grande majorité de la gauche combative, il a récemment appelé à voter «oui» à la Constitution européenne. Bien que nous ne partagions pas, pour l’essentiel, ses positions, nous jugeons cependant utile de les soumettre à la discussion.

Le concept autour duquel se structure le courant de pensée auquel vous appartenez est celui de «multitude», qui donne d’ailleurs son nom à la revue que vous animez. Pourriez-vous définir ce concept?

Le concept de multitude trouve son origine chez Spinoza et Hobbes. Il a ensuite été repris à leur compte par Deleuze et Guattari, et plus récemment par Negri et Hardt, dans leurs ouvrages intitulés Empire (Exils, 2002) et Multitude (La découverte, 2004)2. La notion de multitude s’oppose avant tout à celle de «peuple». Le peuple, c’est la population en tant qu’elle est déjà gouvernée par un Etat. Le peuple est le pendant ou le corrélat de l’Etat, au sens où il n’y a pas de peuple si celui-ci n’est pas partie prenante d’un «contrat social».

La multitude désigne au contraire ce qui refuse de se laisser mettre en forme par l’Etat, c’est-à-dire d’être «discipliné» par les techniques de gouvernement des populations apparues avec la modernité. Elle se situe de ce fait «en deçà» du peuple. La multitude, c’est ce qui désire ne pas être contrôlé, qui résiste à la gouvernementalité. Elle est un peu comme Bartleby, le personnage du roman de Melville, qui répète inlassablement, à chaque injonction de son patron: «Je préférerais ne pas…».

La notion de multitude constitue également une alternative à celle de classe sociale. Bien entendu, nous ne nions pas l’existence de classes sociales. Pour autant, il semble que l’évolution contemporaine du capitalisme a fait vaciller la conception des classes sociales du marxisme classique. Les classes sociales ne pré-existent jamais aux antagonismes qui les opposent – ce que Marx avait d’ailleurs parfaitement perçu. Elles sont construites par ces antagonismes, et donc surdéterminées par leurs évolutions. Or, ce qui précède ces antagonismes, et qui refait surface lorsqu’ils se modifient profondément comme aujourd’hui, c’est la multitude…

La notion de multitude est donc liée à vos analyses des mutations du capitalisme contemporain. L’une des idées que vous défendez est que nous serions entrés dans une nouvelle phase d’accumulation du capital, que vous nommez «capitalisme cognitif». De quoi s’agit-il?

Nous vivons dans des sociétés basées sur la connaissance, qui sont la conséquence de la révolution informatique et numérique. Ceci signifie que les principaux mécanismes d’extraction de la valeur ont désormais trait au savoir. J’entends par «savoir» non pas uniquement les savoirs scientifiques, mais l’ensemble des activités impliquant des connaissances relativement codifiées. A l’heure actuelle, la reproduction de la force de travail nécessite de plus en plus d’éducation et de formation. Pour une part, c’est le résultat des révoltes sociales du passé. Si l’Etat a investi dans l’université après 1968 et ainsi favorisé la massification de l’enseignement, c’est parce que la multitude l’y avait à l’époque contraint.

On assiste aujourd’hui à l’émergence d’une nouvelle classe de producteurs intellectuels. Nous la nommons «cognitariat», par contraction de «cognitif» et de «prolétariat». Relève du cognitariat toute personne qui ne possède que son cerveau et sa formation, et dont la production immatérielle se trouve au fondement de la valorisation du capital. Un exemple typique en est les intermittents du spectacle. Que produisent les intermittents? De la culture, c’est-à-dire un bien intangible. On pourrait facilement montrer que l’ensemble du système culturel français – médias, cinéma, théâtre, etc. – repose sur leur activité. En même temps, comme l’illustrent les récentes luttes menées contre la réforme de leur statut, les intermittents sont largement précarisés. Ceci justifie à mon sens l’hypothèse de l’émergence de nouvelles formes de précarité, qui ne se confondent pas avec celles qui avaient cours dans des phases antérieures du capitalisme.

Dans quelle mesure le passage à la «valeur-savoir» modifie-t-il le fonctionnement du capitalisme? Celui-ci n’a-t-il pas toujours requis des compétences, c’est-à-dire des connaissances, de la part des producteurs?

L’une des propriétés remarquables de la connaissance, c’est qu’elle est en principe reproductible à l’infini. Si je vous transmets un savoir – par exemple un code informatique – le fait de vous l’avoir révélé ne m’empêche pas de continuer à le posséder. Une information n’est pas comme un bien matériel, qui ne peut être utilisé que par une seule personne à la fois. Elle tire une partie de sa valeur de sa diffusion à grande échelle. Comme on le voit dans le domaine des logiciels libres, ceci suscite l’apparition de formes inédites de collaboration intellectuelle.

Ceci étant, comme toujours avec le capitalisme, pour que cela fonctionne, il faut qu’il y ait clôture des droits de propriété. C’est tout le sens des efforts déployés par les multinationales de la culture et de la communication pour privatiser les contenus disponibles sur Internet. Les biens de connaissance ont donc une structure intrinsèquement contradictoire.

D’un côté, leur création nécessite la libre collaboration du plus grand nombre. De l’autre, la tentation est grande pour le capital de breveter et par conséquent de «figer» leur production. C’est pourquoi la bagarre sur les droits de propriété intellectuelle promet d’être l’une des plus importantes dans les années à venir…

Contrairement à la majorité de la gauche radicale, vous avez appelé, tout comme Toni Negri, à voter en faveur du projet de Constitution européenne. Quels sont les arguments qui vous y ont conduit?

Bien des gens à gauche ont voté «non» à la Constitution en appelant de leurs vœux l’émergence d’une Europe sociale. Il n’en demeure pas moins pour moi que ce vote comporte quelque chose de profondément conservateur. On assiste aujourd’hui à une double montée en puissance: celle de l’Union européenne d’une part, et celle des régions de l’autre. L’échelon national est littéralement pris en sandwich par ces deux instances. A mon sens, c’est un phénomène positif, et l’une des priorités du mouvement social devrait être de hâter la dégénérescence des Etats-nations.

Or, alors que le nationalisme est à l’agonie, on fait par ce vote de l’acharnement thérapeutique, en laissant croire que l’on pourra à l’avenir obtenir des avancées sociales au niveau national. C’est une erreur stratégique profonde. D’ailleurs, cette poussée des forces nationales a depuis lors donné des ailes à Chirac pour défendre la politique agricole commune, l’un des corporatismes les mieux installés et les moins justifiés de l’Union européenne.

D’un point de vue plus général, il me semble que la gauche se trompe en défendant obstinément l’Etat. Soutenir que tout ce qui vient du marché est mauvais, et que tout ce qui vient de l’Etat est bon, me semble être une simplification dangereuse des problèmes auxquels nous sommes confrontés. Comme je l’ai dit, nous assistons à l’apparition d’une nouvelle espèce de capitalisme. Ceci implique que le mouvement social invente des formes originales de «biens communs», tout comme le prolétariat en lutte au 19e et au 20e­ siècles avait fait émerger le système de biens communs dénommé «Etat social». L’Etat social est un type de bien commun qui correspond de moins en moins bien à une phase de capitalisme post-fordiste. Il nous faut inventer un nouveau «welfare» à l’ère du numérique…

Dans cette perspective, vous défendez l’instauration d’un «revenu universel garanti». Pourriez-vous en expliquer le principe?

A l’avenir, nul ne pourra résister à la Chine. Les pays du tiers-monde en direction desquels les multinationales délocalisaient auparavant sont désormais eux-mêmes victimes de délocalisations vers ce pays. La Chine ne se limitera d’ailleurs pas à être l’«atelier du monde». En 2015, on comptera autant d’ingénieurs chinois et indiens que dans tous les autres pays de la planète…

Dans ces conditions, le mot d’ordre de «défense de l’emploi» dans les pays développés a quelque chose de dérisoire. A mon sens, il serait préférable de hâter la fermeture des usines, de sorte à créer des emplois dans des secteurs économiques profitables. Après tout, l’important pour les gens, ce n’est pas de disposer d’un emploi, c’est de disposer d’un revenu. Le «revenu universel garanti» a ce constat pour point de départ. Il consiste en un revenu socialisé découplé de la possession d’un emploi. La rétribution est inconditionnelle, en ce sens qu’une personne qui perdrait son emploi continuerait de la percevoir, ce tout au long de son existence.

Le revenu universel permet de fluidifier le marché de l’emploi, et d’éviter les drames sociaux au moment des fermetures d’entreprises. Il constitue également une réponse à l’exploitation dont sont victimes de larges secteurs du salariat. Par exemple, la distinction entre travail et hors-travail est inapplicable à l’activité des intermittents du spectacle. La raison en est que ceux-ci consacrent une bonne part de leur temps libre à l’acquisition des compétences nécessaires aux productions culturelles dans lesquels ils sont engagés. Or, bien entendu, ce­ hors-travail n’est pas comptabilisé dans le régime des intermittents. Le revenu garanti permettrait de corriger de telles injustices…

Propos recueillis par
Razmig KEUCHEYAN

  1. Voir le site de la revue: multitudes.samizdat.net
  2. Sur la notion de multitude, voir également Paolo Virno, Grammaire de la multitude , Editions de l’éclat, 2002.