Prostitution: libéraliser ou abolir!

Prostitution: libéraliser ou abolir!

À lire l’interview de Marie-Joe Glardon dans les pages de solidaritéS (n° 76), qui a vivement réagi à ma propre interview publiée dans Rouge et reprise par votre hebdomadaire (n° 74), il apparaît que les abolitionnistes ont une grande méconnaissance de la réalité (ou «du mépris»), biaisent les informations et développent des thèses discutables. Pis encore, ils pourraient même faire «le jeu de nos ennemis, en particulier ceux qui criminalisent et diabolisent les migrations». L’accusation est grave. Et les enjeux trop importants pour ne pas user de mon droit de réponse.

Lorsqu’il y a réglementation, est-ce que la prostitution connaît une croissance ou est-ce un simple effet de visibilité (« sortie de la clandestinité ») comme l’affirme Marie-Jo Glardon? Les données existent et peuvent être vérifiées. Les Pays-Bas sont un bon indicateur de l’expansion de l’industrie sexuelle et de la croissance de la traite à des fins de prostitution: 2500 personnes prostituées en 1981, 10000 en 1985, 20000 en 1989 et 30000 en 2004. Il y a 2000 bordels dans le pays et au moins 7000 lieux voués au commerce du sexe; 80% des personnes prostituées sont d’origine étrangère et 70% d’entre elles dépourvues de papiers, ayant été victimes de la traite. En 1960, 95% des personnes prostituées des Pays-Bas étaient néerlandaises, en 2004, elles ne sont plus que 20%. Dans ce pays, la légalisation devait mettre fin à la prostitution des mineur-es, or l’Organisation pour les Droits de l’enfant, dont le siège est à Amsterdam, estime que le nombre de mineur-es qui se prostituent est passé de 4000 en 1996 à 15000 en 2001, dont au moins 5000 d’origine étrangère. Durant la première année de la légalisation néerlandaise, les industries du sexe ont connu une croissance de 25%. L’industrie «légale» de la prostitution représente aujourd’hui 5% du PIB des Pays-Bas.

Combattre la prostitution pour la faire régresser

Les politiques gouvernementales, qui s’appuient sur des régimes juridiques particuliers (abolitionnisme, réglementarisme ou prohibitionnisme), sont un facteur décisif dans la prolifération de l’industrie prostitutionnelle et de la traite qui en est un corollaire, ainsi que dans leur rentabilité. Un pays «abolitionniste» comme la France, dont la population est estimée à 61 millions d’habitant-e-s, comprend près de la moitié moins de personnes prostituées sur son territoire qu’un petit pays comme les Pays-Bas (16 millions d’habitant-e-s) et vingt fois moins qu’un pays comme l’Allemagne réglementariste, dont la population tourne autour des 82,4 millions de personnes. En Suède, où une loi a été adoptée pour pénaliser les clients et décriminaliser les activités des personnes prostituées, on estime à quelques centaines seulement le nombre de personnes prostituées dans le pays pour près de 9 millions d’habitant-e-s. La Suède est le seul pays d’Europe occidentale à avoir évité la traite massive des femmes à des fins de prostitution. En Finlande, pays voisin, on estime entre 15000 et 17000 le nombre de personnes victimes, chaque année, de la traite à des fins de prostitution. Effet de visibilité, dites-vous! Qui méconnaît la réalité?

«En mettant hors la loi toute activité de prostitution, on enlève aux femmes et hommes qui offrent des services sexuels tout droit au libre-arbitre» , assène Marie-Jo Glardon. Pourtant, un peu plus loin, elle explique que ce libre-arbitre est singulièrement peu libre puisque la «première contrainte à la prostitution […] c’est la pauvreté et le chômage» . Il y aurait beaucoup à dire ici sur les notions de libre-arbitre, de prostitution «volontaire» ou «forcée», socle sur lequel s’appuient les défenseurs de la libéralisation totale de la prostitution. Ces mêmes concepts leur permettent de considérer une partie importante de la traite à des fins de prostitution comme une simple migration de «travailleuses du sexe». Mais surtout, qui dit légalisation de la prostitution, dit également légalisation du proxénétisme. C’est notamment le cas en Allemagne et aux Pays-Bas, où seul des formes de proxénétisme aggravé sont illégales. Mais là, il faut une plainte, des témoins, etc., bref le poids de la dénonciation repose entièrement sur le dos de la victime des violences.

Oppression ou liberté de choix

L’autre erreur est de laisser croire que les abolitionnistes veulent mettre hors la loi toute activité de prostitution. Elles/ils défendent la décriminalisation de la personne prostituée et la criminalisation de ceux qui profitent de sa prostitution: les proxénètes et, de plus en plus, les clients prostitueurs. Cela est nécessairement associé à un grand nombre de services d’aide, que je ne peux décrire ici, faute de place, ainsi qu’à une intense campagne d’information.

Toutes les discriminations et les oppressions connaissent un saisissant renforcement dans l’industrie de la prostitution. La dernière enquête de terrain au Canada, à Vancouver, en 2004, montre une surreprésentation importante des Autochtones dans la prostitution: ils/elles constituent moins de 5% de la population de la ville, mais 52% des personnes prostituées. Libre-arbitre, dites-vous! Partout, que ce soit au Canada, en Thaïlande ou en Hongrie, les minorités nationales ou ethniques sont surreprésentées dans cette industrie. C’est une donnée structurelle.

Autre donnée structurelle: l’âge moyen de l’entrée dans la prostitution au Canada et aux États-Unis est de 13 ans. Libre choix, consentement, prétendez-vous! Autre fait structurel: au Canada, les personnes prostituées ont un taux de mortalité 40 fois supérieur à celui de la population dans son ensemble. Les «escortes» connaissent le plus haut taux de suicide et de tentative de suicide du pays. Simple travail, qui pourrait croire cela?

Demande masculine

La principale cause de la prostitution n’est ni la pauvreté, ni le manque d’éducation, ni même les agressions sexuelles dans l’enfance (les différentes enquêtes en Amérique du Nord, en Europe occidentale et en Afrique montrent qu’entre 80 et 90% des personnes prostituées ont été victimes d’abus sexuels dans leur jeunesse), ni l’appartenance à une minorité nationale, mais les hommes. Eh oui! la prostitution est une industrie essentiellement vouée au plaisir des hommes, y compris la prostitution masculine! C’est une institution tout au profit des hommes. Ce sont des hommes qui «consomment» des personnes prostituées. Ce sont des hommes qui peuvent payer et qui en veulent pour leur argent. La pauvreté, le manque d’éducation, etc., sont des facteurs propices et aggravants, mais pas les causes.

Un mot sur la question de la défense des droits humains. Dans cette optique, promue par l’interviewée et par son association, la prostitution est un droit, basé sur l’«indispensable» distinction «volontaire» et «contrainte»; elle n’est plus qu’une offre de «services sexuels» entre deux personnes juridiquement égales, un acheteur et un vendeur, une simple transaction économique. Cette égalité juridique camoufle, comme dans les autres domaines de la vie sociale, l’inégalité sociale structurelle. Mais il y a plus. Penser le monde en termes de «droits» est le propre de l’idéologie libérale. Les Droits de l’«Homme» sont une conquête de la révolution bourgeoise, une avancée démocratique face aux régimes de non droit. Les organisations socialistes révolutionnaires tout comme les organisations féministes non libérales ne peuvent néanmoins accepter de traiter des phénomènes sociaux uniquement selon l’angle libéral des droits, en opposant par exemple les droits collectifs aux droits individuels.

Cécité libérale…

Combattre le libéralisme et ses avatars, combattre la société bourgeoise, c’est l’obligation de penser le monde d’une autre façon, notamment avec les concepts d’exploitation et d’oppression. Nous sommes ici au cœur des divisions actuelles dans le mouvement des femmes et, plus généralement, dans la gauche radicale: la prostitution est-elle un droit ou une institution d’oppression des femmes? La réponse à cette question détermine l’action: libéralisation des industries du sexe (réglementarisme) ou abolitionnisme.

Je persiste et je signe: l’industrie de la prostitution est à la confluence des relations marchandes et de l’oppression des femmes, deux phénomènes historiques étroitement entremêlés. La mondialisation capitaliste néolibérale accroît les inégalités sociales et exploite les déséquilibres entre les hommes et les femmes qu’elle renforce singulièrement. Elle s’incarne dans une marchandisation des êtres humains et dans le triomphe de la vénalité sexuelle. Les femmes et les enfants sont ses principales proies; elles deviennent des marchandises sexuelles exportables, consommables et jetables après usage.

La prostitution est à abolir, non à libéraliser.

Richard POULIN*

* Professeur de sociologie à l’Université d’Ottawa, auteur de La mondialisation des industries du sexe, Paris, Imago, 2005 et coordonnateur du numéro d’ Alternatives Sud, «Prostitution, la mondialisation incarnée», Paris, Cetri et Syllepse, vol. XII, n° 3, 2005. Il milite au sein de la CLES, la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle. Intertitres de notre rédaction.