Cinq millions pour retrouver le ton du béton


Cinq millions
pour retrouver le ton du béton ?


Lors de sa séance de mi-juin, le parlement genevois a été saisi par le Conseil d’Etat d’un projet de loi ouvrant au département de Laurent Moutinot un crédit extraordinaire de plus de 5 millions de francs pour une opération de grande envergure d’effacement des «tags» sur les bâtiments dont le Canton est propriétaire et pour leur «protection» ultérieure à l’aide de revêtements ad hoc. L’exposé des motifs de projet annonce en outre pour les années à venir que des entreprises privées seront mandatées dès l’an prochain, à coups de centaines de milliers de francs par an, pour continuer ce travail.
L’ADG, en débat de préconsultation sur ce projet, par la voix de notre camarade Bernard Clerc, a été le seul groupe du Grand Conseil a indiquer qu’il refuserait ce crédit au double motif que l’«investissement» en question était manifestement disproportionné et ne répondait pas aux priorités sociales élémentaires, qui devraient l’emporter en matières de dépenses publiques sur le souci d’image d’une Genève «propre en ordre», et qu’en outre on ne pouvait pas traiter ce qui est devenu une forme d’expression artistique, voire dans certains cas politiques, par la simple escalade des moyens mis en œuvre pour la nier et – littéralement – l’effacer!
Nous publions ci-contre l’essentiel d’une lettre ouverte adressée à tous les député-e-s du parlement sur cette question par les représentant-e-s d’un groupe de jeunes …et moins jeunes représentant les différents «arts et tendances du milieu hip-hop et des cultures urbaines» qui remettent également en cause ce projet de loi, son esprit, et qui apportent des éléments d’information et de réflexion intéressants.(pv)

Il faut rappeler que de tout temps, les peintures murales ont existé: de Lascaux («si l’actuel conseiller d’Etat était alors en place, nous n’aurions peut-être jamais connu ces fresques, témoignages de la préhistoire»1) à Rome, en passant par Paris en 68, chaque époque a marqué de sa trace ses lieux de vie et surtout une réaction au pouvoir en place, tel l’exemple des graffitis gaulois contre l’occupation romaine! Les grafs et tags actuels se distinguent donc uniquement par la technique utilisée, à savoir les bombes aérosols, témoins également de notre époque.


Concertation ou répression?


La distinction entre illégalisme et pratique artistique est liée au côté juridique de l’acte, et ce n’est d’ailleurs essentiellement, et malheureusement, que sur l’aspect illégal que les autorités et la population s’interrogent. Une différence fondamentale existerait donc entre l’art de la rue et «l’art légitime», lui protégé par des lois. Il importe pourtant de reconnaître la qualité artistique de certaines œuvres, pour simplement s’approcher des jeunes qui pratiquent cet art. Il est important également de prendre en compte le risque artistique de la performance que prend chaque jeune lorsqu’il graffe: pas d’esquisse ou de projet, une réputation à défendre, un défi à surmonter et ensuite, la notion de respect, tellement importante dans le milieu, puisqu’un graf de qualité ne sera pas recouvert par d’autres artistes urbains. Il existe des règles (…): en principe, on ne taggue ni ne graffe les maisons privées, les bâtiments historiques, les édifices religieux, les bâtiments officiels, mais uniquement les façades de béton agressives, les palissades de chantiers, les friches industrielles, etc.


Des grafs et des tags


Il convient de distinguer, pour les profanes, les tags des grafs. Le tag (littéralement «étiquette») est une signature, sous forme de pseudonyme court, souvent d’inspiration américaine, posé soit à la bombe, soit au marqueur, d’une seule couleur. Il permet de marquer son territoire mais aussi de se faire connaître et reconnaître, comme une action publicitaire. Il procède d’un code réservé aux initiés permettant ainsi de créer une notion de groupe, de famille.


Le graf, œuvre de dimension beaucoup plus grande et multicolore, est soit composée de lettres s’enche-vê-trant (lettrage), soit une pièce figurative (personnages) ou abstraite. La technique de la bombe aérosol varie et permet des effets particuliers. Pour information, en 1984, 36’000 m2 de graffitis ont été nettoyés à Paris. Trois ans plus tard, la surface a triplé et atteint 108’000 m2. Ne serait-il pas préférable de négocier, de travailler ensemble plutôt que de réprimander et provoquer?


Commentaire sur la loi et propositions nouvelles


Tout d’abord, dans la loi, seuls les moyens nécessaires pour supprimer les tags sont évoqués? Concerne-t-elle également les grafs ou bien le législateur connaît-il suffisamment ces arts pour les distinguer?


De plus, dans la loi, ne figure aucun élément concernant les mesures d’accompagnement proposées dans l’exposé des motifs? Est-ce suffisant?


Si le besoin de certain-e-s élu-e-s et citoyen-ne-s de Genève de vouloir effacer et nier la culture urbaine peut être entendu, le procédé choisi ne semble pas adéquat: effacer, supprimer, nier et dissuader. Si la loi doit vraiment passer, il faudrait que ce soit ultérieurement, avec, bien évidemment, d’autres mesures d’accompagnement! Seules la collaboration, la concertation et la consultation avec des jeunes du milieu pourraient permettre de vraies mesures d’accompagnement. Mais il faut en préambule une reconnaissance de la réalité urbaine et de la qualité artistique.


Des jeunes du milieu pourraient mieux que personne intervenir auprès des jeunes du CO (pourquoi d’ailleurs ne prendre en considération que cette classe d’âge-là?) Certains de ces jeunes accepteraient, certainement, de transmettre leur art, durant des cours de dessin et d’activités créatrices. Ils pourraient également transmettre les règles de base qui doivent être respectées. De plus cela correspondrait à l’idéologie du milieu hip-hop qui attache tant d’importance au devoir des grands de transmettre «l’héritage et la tradition» aux plus jeunes. (…)


Pourquoi ne pas proposer aux graffeurs des prestations artistiques de trompe l’œil, tels que celle ancienne de Poussin à la Jonction? Reste la difficulté de se faire rencontrer une culture urbaine et/ou underground et l’officialité d’une telle démarche, ainsi qu’un réel souci de récupération de part et d’autre. En France, de nombreux graffeurs et taggeurs reconnus exposent dans des galeries, mais gardent néanmoins le besoin de peindre en extérieur, dans l’illégalité, pour retrouver la sensation connue dans l’underground.


Seules des rencontres et des démarches avec les graffeurs les plus représentatifs du milieu pourraient déboucher sur de nouveaux projets, de nouvelles formes de collaboration, permettant la reconnaissance, la rencontre, l’échange et l’écoute mutuelle entre des partenaires qui se sont ignorés et opposés jusqu’à maintenant.

En l’état, nous demandons à ce que cette loi ne soit pas acceptée, mais qu’elle permette un début de processus de concertation.


* Pour la communauté hip-hop De quoi Ge me mêle – Françoise Dupraz, Pierre Gauthier, Alpha Dieng, Alrik Verbregue, Joul, Jazi.
Contact mail: françoisedupraz@infomaniak.ch

1 Pierre Gauthier