La «Grande coalition» dévorera ses enfants

La «Grande coalition» dévorera ses enfants

Pour commencer, un regard sur le passé de la République fédérale allemande. Le 1er décembre 1965, l’ex-nazi Kurt Georg Kiesinger fut élu chancelier de la première «Grande coalition» . Une coalition décrite par le constitutionaliste Johannes Agnoli comme la «version plurielle» d’un parti unique. Cette mutation de la démocratie entraîna un véritacle choc, et les manifestations contre l’entrée de l’opposition parlementaire au gouvernement renforcèrent l’opposition extra-parlementaire.

Pourtant, cette «Grande coalition» n’apparut pas totalement par surprise. Lors d’un congrès de la CDU ( Christliche Demokratische Union ), tenu en mars 1965, le prédécesseur de Kiesinger – Ludwig Erhard – avait prôné le concept de «société structurée» . Aux yeux du «docteur du miracle économique allemand» (formule élogieuse utilisée par Angela Merkel), le marché ne suffisait pas à intégrer les êtres humains dans la société. Seule la structuration de la société, sur un mode autoritaire, pouvait générer le «bien commun» , estimaient des scientifiques et des journalistes ultra-conservateurs, tels que Eric Voegelin ou Rüdiger Altmann. Les syndicats devaient cesser de défendre des «intérêts particuliers» , pour collaborer à la formation d’une «communauté populaire» en renonçant à la lutte des classes.

A ce moment-là, le miracle économique allemand se terminait. Erhard dut démissionner, en raison d’une crise économique et budgétaire. La «Grande coalition» devait assurer la structuration de la société. Une «action concertée» de l’Etat, du capital et des syndicats permit l’élaboration de lignes directrices salariales, afin de stabiliser les bénéfices et de stimuler les investissements, dans le cadre d’une «loi de stabilité et de croissance» instaurant un plan de financement à moyen terme». Quant aux lois d’exception de 1968, elles devaient protéger la «société structurée» , notamment en prévoyant l’intervention de la police dans des affrontements tels que les grèves. La coalition entre la CDU/CSU et le SPD se présentait comme un «état d’exception de la démocratie» . Tel fut le mot d’ordre d’un grand congrès de l’Opposition extra-parlementaire (APO), le 30 octobre 1966, à Francfort.

L’alliance rouge-noire des années 60 fut donc plus qu’une solution, elle était partie prenante d’un projet politique autoritaire. Raison pour laquelle elle provoqua l’apparition d’une opposition sociale: l’APO. Cette opposition extraparlementaire – pour reprendre les propos de Johannes Agnoli, au «Club républicain» de Berlin – n’était pas «anti-parlementaire, dans les idées et dans les faits» . Elle représentait plutôt une «forme normale de participation utilisée par des groupes mécontents de la vie politique, plus précisément de la politique parlementaire, et en même temps un prolongement de la politique des partis parlementaires d’opposition» . Mais une telle opposition parlementaire n’existait pas. A l’époque, le FDP [parti libéral] était certes plus illustre que l’actuel club libéral de Westerwelle, mais il était faible.

Regardons devant nous: la «Grande coalition d’aujourd’hui» porte en tout cas le même nom que celle d’il y a 40 ans. Elle ne fait pas partie d’un projet social structuré. Au contraire: durant ces dernières années, la «Grande coalition» de fait entre le Bundestag (la chambre basse, à majorité social-démocrate et verte) et le Bundesrat (la Chambre haute, à majorité démocrate-chrétienne) a tout fait pour fragmenter la société. (…)

Evidemment, l’intégration européenne et la globalisation exigent une situation de gouvernabilité. La continuité des bureaucraties nationales-étatiques dans les institutions supra-nationales doit être garantie pour légitimer les conséquences de l’économie globalisée. Si les coalitions souhaitées par les électeurs-trices – rouges-verts ou noirs-jaunes – ne le permettent pas, la coalition rouge/noir représente un moyen adéquat pour assurer techniquement la gouvernabilité, pour administrer, pas nécessairement pour configurer un projet.

Nous sommes victimes d’un mythe, selon lequel la «Grande coalition» entreprendra des réformes fondamentales. Mais comme il ne s’agit que d’un compromis, il n’est pas surprenant d’assister (avant la formation de cette coalition) à des controverses aussi spectaculaires, médiatiquement parlant, que pauvres en contenu, puisqu’elles tournent toujours autour de la question K: qui sera chancelier?

En conclusion: contrairement à ce qui s’est passé il y a 40 ans, la «Grande coalition» d’aujourd’hui se retrouve confrontée à un prolongement parlementaire de l’opposition sociale. Les 54 député-e-s du «Linkspartei» ont été élus au Bundestag, parce qu’une grande partie des syndicats et d’autres mouvements sociaux s’opposent aux coupes sombres dans les budgets sociaux, lesquelles blessent profondément le sentiment élémentaire de justice. On peut donc espérer l’apparition d’une alliance parlementaire et extra-parlementaire pour défendre une politique économique, sociale et de paix. C’est la condition pour que le «Linkspartei» parvienne à dépasser le stade d’un simple parti protestaire pour une seule législature.

Les Verts se retrouvent, eux aussi dans l’opposition. Ils ont l’avantage d’une certaine stabilité, mais le désavantage de devoir mettre en question leur propre projet politique, celui-là même qui leur a fait assumer des responsabilités gouvernementales. Une élaboration qui les mettra dans une situation proprement schizophrénique. Y parviendront-ils? Le SPD se trouve dans une situation bien plus difficile que ses anciens alliés. Le chancelier Schröder n’a pu contrecarrer les résultats désastreux des élections régionales en Rhénanie-Nord-Westphalie, qu’en menant une campagne électorale d’opposition à la politique de son propre gouvernement. Mais dans une «Grande coalition» rouge-noire, le SPD devra teindre en noir les restes de sa couleur rouge. Comment la social-démocratie pense-t-elle pouvoir sortir de cette crise? c’est son secret. La «Grande coalition» dévorera ses enfants.

Elmar ALTVATER *

* Professeur émérite à la Freie Universität de Berlin, intellectuel connu de la gauche allemande. Article traduit et légèrement raccourci d’après la version espagnole publiée par: Revista Sin permiso: republica y socialismo, tambien para el siglo XXI . Site internet: http://www.sinpermiso.info/#