Une tradition suisse: la «préférence nationale»

Une tradition suisse: la «préférence nationale»

Après la Seconde guerre mondiale, l’immigration de la main-d’oeuvre en Suisse n’est pas contingentée. Cependant, peu confiantes dans la vigueur et la durée de la reprise économique, les autorités plaident pour limiter l’établissement des salarié-e-s étrangers. La priorité est donnée aux permis saisonniers, le renouvellement des permis annuels est soumis à des critères stricts, le regroupement familial n’est pas autorisé avant trois ans et le nombre d’années de résidence nécessaires à l’obtention d’un permis d’établissement est porté de 5 ans à 10 ans (d’abord pour les Italiens, puis pour les Allemands et les Autrichiens).

Voilà l’origine de la politique de contingentement helvétique, qui a été soutenue, avec des nuances, autant par la gauche que par la droite, depuis une cinquantaine d’années.

Guerre froide
et police des étrangers

En pleine période de guerre froide et de campagne anticommuniste, la police des étrangers craint aussi l’influence du Parti communiste sur l’immigration transalpine. Une collaboration est ainsi établie avec les responsables de l’Union Syndicale Suisse (!) afin de contrôler l’action des «extrémistes». En 1955, une vingtaine d’ouvriers de la métallurgie, membres de la Fédération de langue italienne du Parti du travail, sont ainsi arrêtés et expulsés. En 1964, des manœuvres militaires sont même organisées sur le thème: « Des travailleurs italiens ont fomenté des troubles: le régiment marche sur Berne pour rétablir l’ordre ».1

En 1960, le correspondant à Berne de la Gazette de Lausanne , George Duplain relève que « la Suisse devient de plus en plus une nation état-major, qui a besoin d’une quantité croissante d’ouvriers étrangers (…)». Il ajoute: « Nous pratiquons par la force une sorte de néocolonialisme ». Selon lui, la Suisse est menacée par deux écueils: « plus d’immigration pour plus de bien-être immédiat, au prix d’une perte d’identité nationale; moins d’immigration, ce qui implique un ralentissement de la croissance «pour rester nous-mêmes ». Depuis lors, l’establishment politique helvétique n’a guère réussi à sortir de ce dilemme.

Accord italo-suisse de 1964-1965

En réalité, si les milieux patronaux comptent sur la variable immigration pour faire pression sur les salaires, ils perçoivent aussi la nécessité d’y mettre un frein afin de favoriser l’innovation technologique nécessaire au renforcement de la compétitivité des secteurs de pointe de l’économie. C’est pourquoi, ils ne sont pas insensibles aux appels au contingentement, lancés par les directions syndicales, mais préconisent des mesures souples au niveau des entreprises (arrêtés fédéraux de 1963, 1964 et 1965).

Dès 1964, il est officiellement recommandé de fermer l’accès du marché du travail à la main-d’oeuvre extra-européenne, réputée (déjà!) inassimilable. Priorité est alors donnée à la signature d’un accord avec l’Italie, d’où sont issus les 70% des travailleurs-euses étrangers, même si le député évangéliste M. Kämpfen estime qu’il faut plus de deux générations pour assimiler un Sicilien… Cet accord prévoit la possibilité du regroupement familial après 18 mois au lieu de 3 ans, l’obtention d’un permis annuel pour les saisonniers ayant travaillé en Suisse au moins 45 mois sur 5 ans, la possibilité pour les annuels de changer de profession et de travail après 5 ans, sans obtenir pourtant un permis d’établissement avant 10 ans. Ces maigres résultats, concédés deux ans plus tard à l’Espagne de Franco, vont entraîner une levée de bouclier des milieux patronaux et des syndicats, avant de susciter le lancement de la première initiative xénophobe, en 1965.

Patronat, USS et mouvement xénophobe

Le patronat craint de donner une position de monopole à l’immigration italienne en Suisse, préjudiciable à la «libre concurrence» sur le marché de l’emploi. De son côté, dès janvier 1965, l’USS revendique l’inscription dans la loi d’un plafonnement global de l’immigration à 500000 personnes, afin de protéger les travailleurs-euses suisses.

C’est en réponse à ces pressions, que Berne subordonne désormais le passage de la frontière à l’obtention préalable d’une autorisation de séjour. Le durcissement est brutal: avant le 21 février, 1200 personnes sont refoulées à Chiasso et 800 à Brigue/Domodossola. En même temps, le double plafonnement de la main-d’œuvre, au niveau des entreprises et de l’ensemble du pays, est introduit. Le Vice-président de l’USS, E. Wüthrich se félicite de ces mesures énergiques. C’est dans ce contexte, que la droite patronale et les socialistes ratifient l’accord italo-suisse, le 17 mars 1965.

Seul le mouvement xénophobe refuse le compromis. En juin 1965, le Parti démocratique zurichois dépose sa première initiative populaire «contre la pénétration étrangère» (plafond national de 10%). Elle sera retirée en mars 1968, en raison des arrêtés restrictifs adopté­s par le Conseil fédéral depuis 1965.

L’initiative Schwarzenbach
et ses conséquences

En mai 1969, pourtant, la seconde initiative contre l’emprise étr­­­angère, dite Schwarzenbach, est déposée par un comité issu de l’Action Nationale: dans aucun canton, le quota des étrangers ne devrait dépasser 10% (à l’exception de Genève: 25%). En cas d’adoption, le Conseil fédéral devrait veiller à ce qu’aucun citoyen suisse ne soit congédié, aussi longtemps que des étrangers de la même catégorie professionnelle travaillent dans la même exploitation. Le comité d’initiative renonce expressément à la possibilité d’un retrait avant le vote. ­Le 7 juin 1970, elle sera rejetée par 54% des votant-e-s, 13 cantons et 4 demi-cantons.

Dans la foulée, le Conseil fédéral adopte le système des quotas annuels d’admission de travailleurs-euses étrangers, qui restera inchangé jusqu’à la fin des années 80. Il répond en cela aux appels conjoints des milieux xénophobes et des responsables syndicaux, qui plaident pour la «préférence nationale» sur le marché du travail. On peut mesurer aujourd’hui combien ce type d’orientation continue à inspirer certains partisans de gauche du NON à l’accord d’extension de la libre circulation aux dix nouveaux pays de l’UE.

Jean BATOU

  1. Les citations de cet article sont tirées de M. Cerutti, «La politique migratoire de la Suisse, 1945-1970», in: H. Mahnig, Histoire de la politique de migration, d’asile et d’intégration en Suisse depuis 1948 , Zurich, Seismo, 2005, pp. 89-134.