Il y a vingt-cinq ans naissait Solidarnosc

Il y a vingt-cinq ans naissait Solidarnosc

Nous publions ici des extraits d’un entretien réalisé par Jakub Rzekanowski et publié par le quotidien polonais Trybuna du 7 avril 2005.* Il interroge Zbigniew M. Kowalewski sur les aspirations qui ont nourri la première phase d’essor du syndicat «Solidarnosc», il y a 25 ans, ainsi que sur les causes de l’évolution ultérieure de sa direction vers le libéralisme. Pour comprendre l’intérêt de ce témoignage, on rappellera que Kowalewski était membre de la direction régionale de «Solidarnosc» à Lodz, en 1980-1981, et délégué au Premier Congrès du syndicat, où il a pris part à l’élaboration du programme adopté. Il est actuellement rédacteur de l’hebdomadaire syndical Nowy Tygodnik Popularny et de la revue théorique Rewolucja (Révolution).

La vision des conseils ouvriers dirigeant les usines peut sembler relever aujourd’hui d’une utopie complète. Pourtant en 1980 il s’est agi de quelque chose de très réel. Comment alors cette idée a-t-elle resurgi parmi les ouvriers?

Nous avions alors assisté à une puissante mobilisation sociale, une activité croissante des ouvriers-ères, très profonde, très combative et très radicale. Dans de telles situations au cours de l’histoire on a noté à plusieurs reprises l’apparition de la volonté de créer des conseils ouvriers, à prendre le pouvoir dans les usines, à l’élargissement des aspirations des travailleurs jusqu’à la volonté de modifier la gestion de l’État. De ce point de vue la situation alors n’était nullement extraordinaire, elle confirmait cette règle. Mais il y avait un autre aspect important: nous nous sommes rendus compte que, dans divers milieux ouvriers, la mémoire des conseils ouvriers de 1956 était toujours vive. (…) Je voudrais souligner que notre conception de l’autogestion ouvrière n’était pas primitive ou simpliste. Elle liait la gestion démocratique de l’entreprise et la compétence. Le conseil ouvrier devait gérer, déterminer les orientations du développement de l’entreprise et prendre les décisions stratégiques. La direction quotidienne, opérationnelle, était dans les mains du directeur choisi par le conseil à la suite d’un concours parmi les spécialistes.

Quelle influence sur la conscience des travailleurs avait le hiatus entre la propagande officielle, qui proclamait que la classe ouvrière était la classe dirigeante, et la réalité?

D’une part il y avait le sentiment de la domination de l’appareil d’État, de la bureaucratie du parti, il y avait aussi le sentiment d’être exploité. Diverses explosions ouvrières en Pologne Populaire commençaient par une augmentation des normes de rendement, c’est à dire qu’il y avait le phénomène de l’intensification du travail que Marx a décrit dans le Capital. Il y avait aussi le sentiment que les ouvriers-ères n’ont rien à dire, que le pouvoir est assis sur leur dos et gouverne en leur nom, mais qu’il est très étranger à la classe ouvrière. D’autre part il y avait la conviction que les ouvriers sont réellement une classe, qui devrait jouer le rôle que la propagande officielle et le discours idéologique leur attribuent. L’aspiration à prendre une telle position était très forte et elle était accompagnée de la conscience qu’une telle position ne peut être acquise que par la lutte. Que personne ne va l’octroyer et qu’il faut lutter avec l’appareil du pouvoir pour l’obtenir. (…)

Comment le pouvoir réagissait généralement envers votre mouvement?

Les revendications autogestionnaires sont devenues en été et en automne 1981 le point le plus chaud dans le conflit entre le pouvoir et «Solidarnosc». Mais la direction de «Solidarnosc» ne soutenait pas nos revendications, elles lui étaient imposés par les travailleurs. Le premier Congrès de «Solidarnosc» a culminé avec des résolutions très dures en ce qui concerne l’autogestion, adoptées malgré Lech Walesa. Cela a gagné les entreprises, la base, là où la direction centrale du syndicat n’avait rien à dire. Notre mouvement avait aussi le soutien de nombreux militants des syndicats de branches.

D’où venait cette méfiance de la direction de «Solidarnosc» envers l’idée de l’autogestion des travailleurs-euses? S’agissait-il d’un conflit idéologique ou bien simplement d’une tendance opportuniste?

Plus on montait dans la hiérarchie syndicale et plus la popularité de l’autogestion diminuait et la résistance était plus forte. Plus on descendait et plus il y avait d’aspirations ouvrière authentiques. Lors de la première conférence à Varsovie, consacrée à l’autogestion, organisée en mars 1981 par Ryszard Bugaj et Broniselaw Geremek, il y a eu la confrontation. Geremek était hostile à cette idée. Bugaj était favorable, mais de manière modérée. Son soutien était limité car il avait tout le temps peur que l’autogestion ne brise la planification centrale. Nous posions la question d’une planification démocratique et lui avait peur pour la planification centrale. Une autre raison de l’aversion des dirigeants de «Solidarnosc» envers l’autogestion ouvrière était aussi la forte influence du KOR (voir ci-contre), dont les militant-e-s ne prenaient pas part à notre mouvement et nous attaquaient fréquemment. (…)

Après l’état de guerre (voir ci-contre), le mouvement autogestionnaire a été marginalisé eu sein de «Solidarnosc». Il a complètement disparu du «Solidarnosc» qui a pris part à la Table ronde(voir ci-contre).

L’état de guerre a mis fin au mouvement social dans son ensemble. L’activité indépendante des travailleurs-euses fut stoppée. Avant, en automne 1981, il y a eu un fait qui a également joué sur la question de l’autogestion ouvrière. La Diète avait alors adopté une loi sur l’autogestion ouvrière. Cette loi a été contestée, comme très insuffisante, mais en comparaison avec les législations d’autres pays c’était une loi sans précédent. Même si elle ne reflétait pas l’ensemble des aspirations du mouvement autogestionnaire, elle était très avancée. Mais les conseils formés sur la base de cette loi au cours des années 1980 se sont trouvés dans le vide et ont commencé à dépérir. Ils ne pouvaient s’appuyer sur aucune organisation massive et démocratique, capable de contrôler le système.

Après 1989 nous sommes passés à un système complètement différent de celui pour lequel luttaient les ouvriers-ères en 1980. Pourquoi la direction de «Solidarnosc» a réussi à berner les ouvriers-ères avec le capitalisme?

Il y avait plusieurs causes. L’une d’elles ce fut la très grave crise économique, accablante à longue terme pour les gens. Cela a conduit à une délégitimisation de l’économie étatisée aux yeux de la société, alors que celle-ci avait été très légitime dans le passée. Il n’y avait pas de stimulant pour que les gens veuillent aspirer à la gestion des entreprises. Quelque chose qui dépérit ne peut pas mobiliser de ce point de vue. A cela se sont ajoutées les très fortes influences de droite au sein de «Solidarnosc». C’était l’effet de la clandestinité, de l’entrée dans les cryptes ecclésiastiques. «Solidarnosc» fonctionnant auprès de l’Église est devenue très dépendante de l’aide étrangère. Cette aide venait au début surtout des syndicats et des organisations de gauche. Puis elle a été remplacée par les agences des Etats occidentaux, qui ont de cette manière rendu «Solidarnosc» très dépendante envers eux. Rappelons aussi, qu’en 1989 nous avions affaire à une mobilisation sociale faible. l’activité des travailleurs-euses était faible. Bien sûr, il y avait des grèves, mais ils n’avaient pas grand chose à voir avec une vague de luttes. C’étaient des mobilisations très désespérées, du fait de l’effondrement économique, concernant des intérêts et des revendications très immédiats.

Est-ce que les idéaux de l’autogestion ouvrière peuvent être une alternative du capitalisme néolibéral? Nous avons vu durant ces dernières années la reprise des entreprises par les travailleurs-euses organisés – par exemple la fabrique de la gélatine ou l’usine Wagon.

Effectivement il y a eu quelques cas en Pologne. Ils étaient plis nombreux dans d’autres régions du monde, dans le même système économique, par exemple en Argentine. Le expériences polonaises sont cependant très limitées. La Fabrique de la gélatine ou l’usine Wagon ce sont des luttes défensives très désespérées – il s’agit de sauver des lieux du travail, des entreprises. Les idées de l’autogestion peuvent se développer et trouver des assises seulement dans des situations de luttes sociales très intenses et non isolées et défensives. Il est très difficile de survivre à des entreprises isolées, prises en main par les travailleurs-euses, dans le cadre de l’économie libérale. Ce ne sont pas des conditions optimales pour ce type d’expériences. Mais les idées de l’autogestion ouvrière renaîtront et seront une alternative jouissant d’un fort soutien des employé-e-s et des ouvriers-ères dans des situations de luttes de classes plus larges.

* Une version plus complète de cette interview sera publiée dans le prochain numéro de la revue Inprecor .


Le Comité de Défense des Ouvriers (KOR)

Il a été crée par les oppositionnels polonais en septembre 1976 pour venir en aide aux grévistes de juin 1976, durement réprimés. Agissant à découvert, il a joué un grand rôle dans l’organisation des militant-e-s ouvriers, propulsant les premiers syndicats libres. ­Ses membres ont aussi joué un grand rôle dans la direction de «Solidarnosc», en tentant d’autolimiter la dynamique de ce mouvement social. Après la dissolution du syndicat par le régime du général Jaruzelski, à partir de 1985, il l’ont réorienté vers l’acceptation de l’économie de marché et un compromis avec la nomenklatura, garantissant à cette dernière le maintien de ses privilèges dans le cadre de la restauration de la démocratie et du capitalisme.

L’état de guerre

A l’aube du 13 décembre 1981, le général Jaruzelski proclame l’état de guerre en Pologne. Six mille syndicalistes sont arrêtés, y compris Lech Walesa. D’autres sont contraints à l’exil. Le syndicat libre «Solidarnosc» est dissout, ainsi que différentes organisations sociopolitiques. L’armée écrase les grèves (le 16 décembre, 9 mineurs sont tués dans la mine «Wujek» en Silésie). Une interdiction de circuler pendant la nuit, de publier la presse, de circuler librement dans le pays et d’autres mesures sont imposées dans tout le pays. L’état de guerre s’achève officiellement le 21 juillet 1983.

La Table ronde

Elle a été le lieu de la négociation entre les dirigeants de «Solidarnosc» clandestin et la bureaucratie d’Etat en 1988-1989. Ces négociations ont abouti aux élections partiellement libres de juin 1989 – tous les sièges du Parlement sauf un, soumis à la concurrence entre le Parti dirigeant et la liste de l’opposition ont alors été remportés par l’opposition, ce qui a conduit à la formation d’un gouvernement «d’union nationale» dirigé par l’expert de «Solidarnosc», l’intellectuel catholique Tadeusz Mazowiecki, sous la présidence du général Jaruzelski.